La Presse Bisontine 52 - Février 2005

L’ INTERVI EW DU MOIS

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Éditorial

M ÉDIAS

Dominique Wolton décortique le phénomène “télévision”

Dominique Wolton : “La télé-réalité, c’est le miroir tendu de notre société”

Dignité La prise de conscience des questions de vieillissement à Besançon est réel- lemais insuffisante. Réelle car les acteurs du quotidien, réalistes face à la diffi- culté et à l’étendue de leur tâche, n’ont de cesse d’alerter sur les cruelsmanques de moyens qui pénalisent une prise en charge correcte des personnes âgées. Réelle aussi sur le plan politique car, sans doute en partie sous l’impulsion de l’ancienne secrétaire d’État aux per- sonnes âgées et toujours députée Pau- lette Guinchard-Kunstler, la ville de Besançon, fidèle aussi à sa tradition, a fait de cette question un point d’hon- neur de ses actions en matière socia- le. Mais insuffisante, largement insuf- fisante lorsque l’on confronte par exemple le nombre de places en éta- blissements d’accueil à deux réalités : celle des familles, souvent perdues lorsque survient une telle nécessité de placer un proche dans une structure d’hébergement, et découragées par les longs mois de patience nécessaires avant d’entrevoir une solution. Puis cel- le des personnels, pris dans la spirale de l’urgence et parfois éreintés ou frus- trés à cause des cadences imposées par des sous-effectifs latents. L’admi- nistration répondra que tels établisse- ments bisontins sont au-dessus des ratios nationaux en termes d’effectifs. Mais la réalité du vieillissement ne se mesure certainement pas en ratios. Les besoins sont là, grandissants. Les moyens mis en œuvre tentent d’y répondre. Avec lenteur - le cas d’Avan- ne en atteste. Et insuffisamment. Le Conseil général annonce qu’en 2005, l’enveloppe dévolue à la vieillesse attein- dra la somme record de 50 millions d’euros. Énorme mais hélas insuffisant. La prise en charge des personnes âgées demandera de plus en plus de moyens, on sait que la moyenne d’âge augmente encore d’un trimestre par an. Les col- lectivités tentent de répondre aux besoins. Le risque est grand - il existe déjà - qu’elles soient rattrapées par le secteur privé qui a bien compris le filon prometteur en ce domaine. Avec le ser- vice aux personnes, bientôt l’héberge- ment, la prise en charge de la vieilles- se est en train d’échapper en partie à la collectivité publique qui, autant qu’en matière de petite enfance ou de sco- larité, doit comprendre que ce domai- ne relève de ses missions premières. Il en va de la dignité de nos anciens à qui l’on doit bien ces efforts. !

Dominique Wolton, directeur de recherches au C.N.R.S., est un spécialis- te de la communication et des médias. Auteur de nombreux ouvrages dont deux parus en décembre dernier : “Télévision et Civilisations” aux éditions Labor et “La télévision au pouvoir” chez Universalis.

L a Presse Bisontine : Si l’on regarde votre actualité lit- téraire, la télévision semble vraiment passionner les éditeurs et le public ? Dominique Wolton : Paradoxa- lement, non. Chez le public, on sent un frémissement. Com- me la télévision est un outil démocratique, tout le monde a un avis sur la télé. Or il y a une différence entre avoir une opinion sur la télé, ce qui est

sonnes enFrance. Ce n’est pas rien mais cela n’a pas évolué. Arte devait être une chaîne culturelle qui devait sauver la culture à la télévision, mais cette culture à la télévision est faite pour l’élite cultivée. Il y a 15 ans, j’ai été un des seuls à dire que cette chaîne offrait à des personnes très cultivées un produit encore pour eux. C’est donc une télévision anti- démocratique au sens des

médias de masse qui doivent essayer de toucher plu- sieurs publics. La question princi- pale, ce n’est pas de donner au public cultivé une télévision pour eux, mais de faire

normal, et avoir une connaissance sur cette question. L.P.B. : Comment expli- quez-vous ce décala- ge entre un outil très présent dans notre quotidien et le peu de connaissances sur ce média ?

“Arte est un média trop lié à l’élite culturelle.

Dominique Wolton : “Contrairement à ce qu’on nous dit, la télévision n’est pas la cause de la désocialisation.”

accéder un public large à des éléments de culture qu’il n’a pas. Le défi de TF1 oude Fran- ce 2 est beaucoup plus impor- tant que celui d’Arte. L.P.B. : Dans votre ouvrage, vous croyez beaucoup au regard critique des spectateurs ? D.W. : Je pars d’une hypothè- se qui est la suivante : si les citoyens dumonde occidental abreuvés d’images, d’infor- mations en politique, n’ont pas fait de catastrophe après les changements très rapides que nous avons vécus en 60 ans, cela veut dire que le public face aux images est capable de prendre du recul. Si cela a été possible avec la politique, pourquoi le public ne serait-il pas capable d’avoir la même exigence critique sur le reste des programmes ? Pourquoi ce même individu à qui l’on confie dans nos démocraties le droit de vote, qui est le sum- mum de la souveraineté, devrait-il être complètement manipulable et abruti par les fictions, les jeux et les varié- tés ? L.P.B. : Et pourtant, malgré une infor- mation importante des médias sur les mensonges de l’administration Bush en Irak, le citoyen américain a réélu confortablement le prési- dent des U.S.A. ? D.W. : On retombe sur une ques- tion qui est plus compliquée en science de la communica- tion. Ce n’est pas parce que lesmédias sont contre unhom- me politique qu’il est battu, et heureusement. Sinon, les médias représenteraient le quatrième pouvoir. Si le peuple américain vote Bush, il faut entendre ce qu’il exprime. C’est

D.W. : Comme il y a beaucoup de passion, il y a peu de recherche. Le fait qu’il y ait peu de recherche renvoie à la responsabilité des élites, qui n’ont jamais considéré que la télévision était importante, et n’ont donc jamais investi des- sus. Cela se répercute sur le système de financement uni- versitaire. Il faut souligner que l’arrivée de la télévision est récente, elle a 60 ans d’exis- tence. La situation française n’est pas une exception. On ne considère pas que la ques- tionde la télévision, desmédias et de la communication soit importante. L.P.B. : Vous êtes dur avec les élites dans votre ouvrage. Comment les définissez-vous ? D.W. : Les élites ont un certain niveau d’éducation et ceux qui se considèrent commedes élites ont un critère semi-objectif : l’autorité et l’influence. C’est l’administration, les médias, l’économique, les militaires, lemonde universitaire, lemon- de de la justice qui n’ont jamais aimé la communica- tion ni les médias. Mais par contre, ces élites sont prêtes à faire 4 km à pied pour faire 3 minutes de radio ou de télé. Les mêmes qui disent que le public est “un idiot”, pensent, quand ils parlent, que c’est très important et que le public va les écouter. L.P.B. : Et pourtant, Arte est consi- dérée comme une chaîne d’élite ? D.W. : C’est la raison pour laquelle son succès est limité. Elle «marche » au sens de l’éli- te, c’est-à-dire qu’elle touche moins d’un million de per-

qu’il y a une adéquation entre ce que cet homme dit et fait et le niveau de conscience poli- tique des Américains. On retombe sur un élément que l’on ne veut pas voir, c’est que le peuple américain n’a pas beaucoup de culture mondia- le, aucune connaissance des autres civilisations, il est sûr de son bon droit. Ce peuple est dans la même situation d’ar- rogance politique que nous les Européens l’étions dans la pre- mière moitié du XX ème siècle. Les Européens sont devenus plus modestes car nous avons en deux guerres mondiales et perdu en Afrique et en Asie les guerres de décolonisation. Nous avons compris que les autres peuples sont intelli- gents. UnAméricain confond encore la puissance technique et scientifique avec la riches- se des civilisations.

Cela fait une forme de dia- logue implicite entre eux.Notre société occidentale est carac- térisée par une absence de communication entre les géné- rations, au sein d’une même famille, entre les jeunes et les vieux. Ces programmes sont des systèmes de passeurs. Cela rejoint ce que je dis sur la télé- vision, c’est un lien social par- ce que chacun la regarde chez lui, sans s’occuper du voisin, et il sait que le voisin regarde lamême chose. C’est une acti- vité collective que l’on consom- me individuellement. Ce qui fait donc le lien de la télévi- sion, c’est que l’on en parle, en étant d’accord ou pas et pour dire, la plupart du temps, que le programme ne nous a pas plu. C’est une bonne chose, cela prouve que les publics ne sont pas dupes. Contrairement à ce qu’on nous dit, la télévi- sion n’est pas la cause de la désocialisation. Pendant 60 ans, on a assisté à une muta- tion sociale radicale, on est passé d’un monde rural pour enfermer les gens dans les grandes villes, on a cassé la famille. On a fait de la “défo- restation” anthropologique. La radio et la télé ont été des amortisseurs de la désociali- sation. L.P.B. : Quel regard portez-vous sur le prochain lancement de la Télé- vision Terrestre Numérique ? D.W. : Finalement, je crois que cela va dans le bon sens, car l’offre gratuite, généraliste va être augmentée, donc cela va relancer la production. ! Propos recueillis par E.C.

cela génère un phénomène massif. La télé-réalité est un phénomène aussi important que les sitcoms il y a quelques années. Il ne faut pas croire que le public de la télé-réali- té soit dupe. Comme celui des sitcoms il ne l’était pas. Il y a toute une distance du specta- teur face à l’image qu’il ne faut pas ignorer. Ce n’est pas par- ce que vous regardez que vous adhérez. Vous jouez avec l’ima- ge, elle vous distrait, vous pen- sez à autre chose. Mais la télé- réalité est sans aucun doute une rupture dans l’histoire de la télé avec ses aspects posi- tifs et négatifs. Celui que je perçois comme étant le plus négatif dans ce concept d’émis- sions, c’est ce principe d’éli- mination qui est anti-démo- cratique et l’acceptation de cette élimination par les per- sonnes. Cela fait des décen- nies que l’on essaie de trouver des systèmes d’élimination moins injustes. Cela dépasse le cadre de la socio- logie. Pour être du côté de l’an- thropologie, les jeunes aiment bien l’arbitraire du pouvoir. L.P.B. : Vous parlez du lien social de la télévision, où est-il avec la télé-réalité ? D.W. : Le sitcom était regardé par des jeunes entre eux. La télé-réalité est regardée par les jeunes et les parents. Ils essaient de décoder comment la jeune génération gère le rap- port à la réalité alors que ces programmes sont artificiels.

Jean-François Hauser

L.P.B. : Comment inter- prétez-vous le succès de la télé-réalité ? D.W. : Avant de cri- tiquer, il faut essayer de comprendrepour- quoi ces émissions ont du succès. Si massivement les

“Ce n’est pas parce que vous regardez que vous adhérez.”

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gens regardent ces pro- grammes, c’est qu’il y a des raisons comme le besoin de dialogue, de jeu, de mise en scène. La télé-réalité, c’est le miroir tendu de notre société. L.P.B. : Vous qui êtes un observa- teur de la télévision, aviez-vous per- çu ce phénomène ? D.W. : Non, car la télé-réalité est une évolution de l’offre qui a rencontré une demande et

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Imprimé à I.P.S. - ISSN: 1623-7641 Dépôt légal: Janvier 2005 Commission paritaire: 1102I80130

Crédits photos: La Presse Bisontine, Raymond Blanc, Anda Jaléo, Dominique Wolton.

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