SPORT, PAIX ET DÉVELOPPEMENT 1913 -2013

SPORT, PAIX ET DÉVELOPPEMENT SPORT TRAVAILLISTE INTERNATIONAL

Éditeur Kalevi Olin

SPORT, PAIX et DÉVELOPPEMENT SPORT TRAVAILLISTE INTERNATIONAL

1913-2013 Éditeur Kalevi Olin

Une publication commémorative en l’honneur de la Confédération Sportive Internationale Travailliste et amateur (CSIT)

sportverlag

Ils croyaient en la paix, la démocratie, l’égalité et la solidarité, jusque dans le sport pour tous »

CENTENAIRE DE LA CSIT

Vienne 2013 Préface

Nul ne sait ce qu’il se passe vraiment dans le monde et dans quel sens le développement de la société se dirige. Cette affirmation est va- lable pour le passé comme pour le futur de la CSIT. Durant ses cent années d’existence, l’or- ganisation a vu et vécu d’importants change- ments dans la société. Néanmoins, sa ligne de conduite a toujours été constituée de principes essentiels, à savoir contribuer à l’activité phy- sique et sportive : chaque homme et femme est en droit de pratiquer un sport selon ses propres besoins. L’idée principale dans l’élaboration de la politique sportive de la CSIT a toujours été « le sport pour tous ». Sa contribution est gravée sur la pierre angulaire de l’organisation, dont les principes directeurs sont la paix, la démo- cratie, l’égalité et la solidarité. Voilà l’héritage qui se transmet de prédécesseurs en succes- seurs. La direction de la CSIT a pensé à plu- sieurs manières de célébrer le centenaire de l’organisation, telles que des événements sportifs, des séminaires ainsi que des ren- contres anniversaires. En plus de cela, la déci- sion a été prise de lancer la réalisation d’une publication commémorative en l’honneur de cette organisation mondiale et du travail de ses prédécesseurs. Dans le monde moderne, les racines familiales jouent un rôle ; en les étudiant, il est possible de trouver de nou- velles, voire même parfois d’incroyables infor- mations sur notre passé. C’est aussi le cas pour la CSIT. Le dicton dit : celui qui oublie son passé ne peut comprendre son présent, et n’a

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donc pas de futur. Mais qu’est-ce que le futur ? C’est l’endroit où nous allons tous passer le restant de nos jours. En tant qu’éditeur, je tiens à remercier le comité de direction de la CSIT de m’avoir in- vité à mener à bien cette tâche en mars 2011. En mai 2011, j’ai été tenu de présenter une maquette des principes, contenus, auteurs et plans de l’ouvrage. Le comité de direction l’a validée en juin 2011. Des invitations à prendre part au projet ont été envoyées à d’éminents auteurs ; chacun a accepté avec grand plaisir. Je vous remercie tous chaleureusement pour votre fructueuse contribution. Les auteurs sont présentés en fin d’ouvrage. Le comité de rédaction était composé de M. Harald Bauer (Autriche, ASKÖ), Mme Em- manuelle Bonnet Oulaldj (France, FSGT), M. Wolfgang Burghardt (Autriche, ASKÖ), M. Wim Hoeijenbos (Pays-Bas, NCS) et M. Kalevi Olin (Finlande, TUL/CSIT) en tant que prési- dent. Je remercie les membres du comité de rédaction pour leur participation. En outre, je voudrais exprimer ma plus sincère gratitude envers certaines personnes et institutions en particulier. Sans le soutien du président de la CSIT de Vienne Harald Bau- er et de son secrétaire général Wolfgang Bur- ghardt, je n’aurais pu accomplir ma tâche. À chaque fois que j’ai demandé leur aide ou leur avis, ils me l’ont donné immédiatement et de manière fiable. Je remercie le professeur La Martine da Costa au Brésil pour nos riches dis- cussions dans le cadre du Congrès de la CSIT à Rio de Janeiro en octobre 2011. Son approche

innovante du projet d’ouvrage a constitué une aide précieuse. Je remercie également les di- recteurs généraux de l’organisation des membres de la CSIT pour les informations dont ils m’ont fait part alors que je collectais des données empiriques sur les structures de leur organisation. Le président de l’INDET et du COPADET Jorge Gonzales Meza au Mexique m’a envoyé à plusieurs reprises des informa- tions concernant la collaboration de la CSIT avec les Amériques, que je n’avais pu trouver nulle part ailleurs. Il en a été de même avec les données que j’ai reçues par emails ou lors d’entretiens avec le président du MKSO Boris Rogatin, le président de la ROSSIYA Gennadi Chibayev et son ancien secrétaire des affaires internationales M. Nikolai Burov à propos des membres russes de la CSIT. Mme Aira Rajavuori Ludvigsen, en Suède, m’a aidé à trouver les informations concernant le RSLU suédois. M. Avigdor Dagon, membre honoraire de la CSIT et membre de l’HAPOEL, m’a fait profiter de sa longue expérience dans le sport travailliste ainsi que d’une aide sincère à plusieurs étapes du processus d’écriture. Mme Minna Jurvanen Bagdasarov et M. Kari Vesterinen, tous deux Finlandais, ont traduit des textes du russe au finnois. Le secrétaire général M. Janne Ollikainen et son équipe au bureau de la TUL à Helsinki en Finlande m’ont toujours apporté leur aide lorsque j’en avais besoin. Il en a été de même pour le Musée des Sports de Finlande et son archiviste Mme Mer- ja Vilen au Stade Olympique d’Helsinki. En outre, je remercie le vice-directeur de la fonda-

tion du Stade d’Helsinki et l’ancien éditeur en chef du TUL Magazine, M. Pekka Hurme, pour sa gentillesse et son dévouement au moment de vérifier les archives du Musée des Sports de Finlande. L’éditeur et les auteurs ont accompli leur tâche bénévolement. Le soutien financier né- cessaire pour couvrir les frais de déplacements et matériels a été apporté par le bureau autri- chien de la CSIT, la TUL en Finlande et le People’s Educational Fund of Finland ; je leur adresse mes sincères remerciements. Le gra- phisme, de même que tous les procédés d’im- pression et de publication de l’ouvrage ont été réalisés par le bureau de la CSIT à Vienne, en Autriche. Pour la conception de la couverture et le graphisme, je remercie M. José Coll du Studio B.A.C.K. à Vienne, en Autriche. Les illustra- tions du bouquin ont été choisies parmi les archives photographiques de l’ASKÖ de Harald Bauer, membre de la rédaction. Il a écrit les textes qui décrivent les images. Pour cela, j’ex- prime mes plus sincères remerciements. Pr Léa Six de Montpellier, France, s’est chargée de la traduction en français de cet ouvrage, ainsi que de sa relecture. L’éditeur lui est reconnaissant pour cette contribution. Cet ouvrage est composé d’articles d’au- teurs. Les sujets traités ont été déterminés par l’éditeur en accord avec les auteurs. Comme à l’accoutumée, chaque auteur est responsable de ses écrits et l’éditeur, de son travail d’édition.

Kalevi Olin

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TABLE DES MATIÈRES

Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . page 4

Première partie : Cadre d’étude

INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . page 11 Kalevi Olin (Finlande) LE SPORT, UN PHÉNOMÈNE SOCIAL – AU-DELÀ DES LIMITES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . page 17 Joseph Maguire (Royaume-Uni) SPORT ET PAIX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . page 33 Bruce Kidd (Canada) CONFLITS ET DIVERSITÉ – Y-A-T-IL UN RÔLE POUR LE SPORT ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . page 49 Marion Keim (Afrique du Sud) LE SPORT OUVRIER COMME MOUVEMENT POPULAIRE – Un aperçu sociologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . page 65 Nicola Porro (Italie) Seconde partie : Origines de la CSIT, état actuel et partenariats futurs UN PLONGEON DANS L’HISTOIRE DE LA CONFÉDÉRATION SPORTIVE INTERNATIONALE travailliste et amateur (CSIT) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . page 87 Seppo Hentilä (Finlande) RETOUR SUR LES STRUCTURES ET FONCTIONS DE LA CSIT – une étude complémentaire 20 ans après . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . page 107 Kalevi Olin (Finlande) la femme est-elle L’avenir du SPORT ? La France, un exemple éclairé . . . . . . . . . . . . . . . . . page 129 Emmanuelle Bonnet Oulaldj (France) COLLABORATIONS SPORTIVES INTERNATIONALES ET FUTURS PARTENARIATS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . page 143 Harald Bauer (Autriche)

ChapITRE 1

ChapITRE 2

ChapITRE 3

ChapITRE 4

ChapITRE 5

ChapITRE 6

ChapITRE 7

ChapITRE 8

ChapITRE 9

Une brève présentation des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . page 159

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L’amateurisme a toujours été la pierre angulaire du mouvement sportif ouvrier.

PREMIÈRE PARTIE CADRE D’ÉTUDE

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CHAPITRE 1 INTRODUCTION

KALEVI OLIN / Finlande

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PREMIÈRE PARTIE_CHAPITRE 1

« En 1925, un an après les Jeux Olympiques de Paris, 150 000 travailleurs ont participé aux premières Olympiades Ouvrières à Francfort. En 1931, un an avant les Jeux Olympiques « officiels » de Los Angeles, auxquels 1 048 athlètes ont participé, plus de 100 000 travailleurs venus de 26 pays ont pris part aux deuxièmes Olympiades Ouvrières à Vienne. Plus d’un quart de million de spectateurs ont assisté aux Jeux de Vienne. Cinq ans plus tard, en opposition aux Olympiades Nazies à Berlin, un événement olympique ouvrier encore plus grand a été prévu à Barcelone, cependant, il n’a jamais eu lieu… » « Toutefois, seuls les Jeux Olympiques sont commémorés dans les livres de toutes les bibliothèques de quartier, à la radio et dans les films qui glorifient les exploits de Nurmi, Owens, Abrahams et Liddell… »

James Riordan (1996, vii) In: Kruger, A. & Riordan, J. (eds.) The Story of Worker Sport. Human Kinetics. Champaign, IL.

Avec ses 120 années d’histoire, l’ASKÖ autrichienne est l’un des membres les plus traditionnels de la CSIT.

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INTRODUCTION KALEVI OLIN / Finlande

Le titre et le contenu de cette publication com- mémorative peuvent être compris de plusieurs manières. Pourquoi cet ouvrage se focalise-t-il sur le sport en tant que participation à unmou- vement pacifique ou à la résolution de conflits ? Ne serait-il pas plus simple de parcourir l’histoire d’une organisation sportive mondiale qui célèbre son essor centenaire ? La réponse pourrait se trouver dans l’immense valeur ac- cordée à la paix, et sa pertinence dans le sport travailliste international. La paix était considé- rée comme une valeur cruciale par les fonda- teurs du mouvement. Il en va encore de même pour les membres actuels de l’organisation. La raison : les pionniers du sport travailliste vou- laient et espéraient profondément que toutes les personnes impliquées dans un sport ou une ac- tivité physique, ainsi que les nations dumonde, pourraient vivre leur vie dans un environne- ment pacifique. « Plus de guerre », tel était le slogan des Olympiades Ouvrières en 1925 en Al- lemagne. Les fondateurs avaient constaté et fait face aux horreurs ainsi qu’aux conséquences de la première guerre mondiale. Le régime nazi et le fascisme en Europe avant et pendant la se- conde guerre mondiale ont détruit le sport tra- vailliste dans de nombreux pays d’Europe. C’est pourquoi, en considérant ce type de réalités, nous avons choisi le concept de pacifisme et le mouvement pacifique comme thèmes princi- paux de la première partie de cet ouvrage. La se- conde partie décrira le développement cente- naire du sport travailliste international. On sait que le développement du sport dépend des changements dans la société et ses

structures sociales et politiques. Le sport joue un rôle important dans la société moderne ; ce rôle dépend de la définition du sport et de sa place en tant que phénomène social. On sait également que l’industrialisation, l’urbanisa- tion et la mondialisation ont influencé la socié- té de maintes façons. L’industrialisation a cata- lysé entre autres l’établissement du sport travailliste en Europe, au Canada, aux États- Unis, en Amérique du Sud et en Asie. Au tout début de son expansion, à la fin du 21e siècle, l’industrialisation a généré une nouvelle classe populaire. Les horaires de travail à l’usine va- riaient de 10 à 14 heures quotidiennes. Les ou- vriers n’avaient ni le temps ni la possibilité de prendre part à des activités sportives ou de loi- sirs. La majeure partie de leur temps libre était consacrée à se remettre de leur charge de travail et à s’occuper d’autres obligations familiales. Il est stupéfiant de constater à quel point on a peu écrit à propos du sport travailliste dans dif- férents pays, et à quel point on en sait peu. C’est pourquoi la participation d’Arnold Kruger et de James Riordan 1 en tant qu’éditeurs a été très importante pour le milieu. En 1966, ils ont pu- blié en collaboration avec d’autres auteurs un livre intitulé « The Story of Worker Sport » (en français, « L’Histoire du sport travailliste »), qui est considéré comme le premier précis de l’his- toire du sport travailliste au monde. Les origines de la Confédération Sportive Internationale Travailliste et amateur (CSIT) remontent à l’année 1913, quand l’ancêtre de cette organisation a vu le jour à Gand, en Bel-

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1) Kruger, A. & Riordan, J. (eds.) (1996) The Story of Worker Sport. Human Kinetics. Champaign. Illinois.

PREMIÈRE PARTIE_CHAPITRE 1

gique. Ce processus sera vu plus en détails lorsque nous analyserons l’histoire centenaire de l’organisation. Le mouvement sportif travailliste était considéré comme révolutionnaire aux pré- mices du sport moderne. Les pionniers du mouvement ne voulaient pas s’identifier au sport du type bourgeois qui s’apparentait aux classes sociales supérieures et mettait en exergue de hautes performances compétitives en sport. Ils voulaient un sport pour tous, sans aucune ségrégation en fonction de l’âge, du sexe, de l’activité exercée, de la richesse ou de l’ethnicité. Ils voyaient le sport travailliste comme faisant part de leurs grandes idéologies concernant la société, de même que la paix, la démocratie, l’égalité et la solidarité. Comme nous l’avons vu au début de ce cha- pitre, dans les années 1920 et 1930, cette ma- nière alternative de participer à un sport a atti- ré les ouvriers plus encore que les Jeux Olympiques de cette époque en général. Nous pouvons donc nous interroger sur le rôle qu’oc- cuperait le sport travailliste aujourd’hui si l’Eu- rope n’avait pas connu le fascisme et le régime nazi avant et pendant la seconde guerre mon- diale. Après la guerre, le sport travailliste a dû être ré-établi. Cela s’est produit en 1946 à Bruxelles, lors de la fondation du Comité Spor- tif International du Travail. Néanmoins, le rôle de cette organisation est resté très faible sur le plan international car ses unions membres avaient été dissolues dans beaucoup

de pays européens, comme nous l’avons men- tionné auparavant. De plus, les organismes de sport travailliste dans les pays d’Europe de l’Est ne voulaient pas collaborer avec la CSIT à cause de la guerre froide. Il aura fallu quarante ans avant qu’un vent nouveau ne souffle au sein de la CSIT et alen- tours. En présentant une politique d’approche moderne du sport pour tous comprenant une stratégie de collaboration internationale, l’at- trait de la CSIT s’est étendu en Europe, en Amé- rique, en Afrique et à l’Est. En plus de sport de compétition au niveau amateur, l’accent a été mis sur une vue holistique du sport pour tous adressé aux adultes, aux jeunes, aux plus âgés, aux femmes, aux familles et aux personnes handicapées. La collaboration avec le Conseil International pour l’Éducation Physique et la Science du Sport (CIEPSS), le CIO et son groupe de travail sur le sport pour tous, ainsi que l’Or- ganisation Européenne Non-Gouvernementale des Sports (ENGSO) a commencé à porter ses fruits concernant la création de nouveaux ré- seaux pour la CSIT. Fin 2011, la CSIT était constituée de 44 organi- sations classifiées en différentes catégories et réparties dans 34 pays. Parmi toutes ces orga- nisations, on comptait 35 membres à part en- tière dans 28 pays, 3 membres (sub)continen- taux, 3 candidats pour des adhésions à part entière et 3 candidats au statut de membre. La CSIT comptait au total plus de 208,26 millions de clients répertoriés et membres individuels dans ses programmes d’action. Parmi eux,

5,27 millions étaient des membres individuels et 202,99 millions, des clients répertoriés, pour ainsi dire. L’objectif de cet ouvrage est d’élargir la connaissance et la compréhension du sport en général, et particulièrement le développement du sport travailliste interna- tional comme acteur dans la culture sportive et la société. Son contenu a été divisé en deux parties. D’abord, le cadre d’étude est décrit pour initier le lecteur au sport en tant que phénomène so- cial. Ensuite, une large description est propo- sée au sujet du sport en tant que facteur d’un mouvement pacifiste moderne et de la résolu- tion de conflits. La première partie se termine sur la présentation d’un modèle sociologique qui décrirait le sport travailliste comme un mouvement populaire. La seconde partie du livre se concentre sur le développement centenaire, l’état actuel et les partenariats sportifs internationaux de la CSIT. L’étude commence par la description du déve- loppement historique de la CSIT depuis 1913. Nous porterons une attention particulière à l’étude empirique complémentaire menée sur 20 ans à propos des structures et fonctions de l’organisation. Ensuite, le rôle de la femme comme potentiel futur nous est exposé en pre- nant pour exemple le membre français de la CSIT, la Fédération Sportive et Gymnique des Travailleurs (FSGT). L’étude s’achève sur la pré- sentation des collaborations et partenariats in- ternationaux actuels et futurs de la CSIT.

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CHAPITRE 2 LE SPORT, UN PHÉNOMÈNE SOCIAL

JOSEPH MAGUIRE / Royaume-Uni

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Les ouvriers du monde se sont unis à travers le sport, particulièrement lors des impressionnantes Olympiades Ouvrières.

Les hauts représentants politiques occupaient une place de choix durant ces festivités.

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Depuis le début et jusqu’à nos jours, les gymnastes tiennent un rôle prépondérant…

… Tout comme les cyclistes.

Les jeunes générations : elles aussi, enthousiastes et motivées.

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En 1931, les deuxièmes Olympiades Ouvrières ont attiré 77 000 participants actifs à Vienne, capitale de l’Autriche.

Les sports d’hiver ont gagné les villes et attiré l’attention du public.

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LE SPORT, UN PHÉNOMÈNE SOCIAL – Au-delà des limites

Sous les aspects à première vue mon- dains et futiles du sport, le sociologue peut entrevoir les aspects sérieux et importants de la société et de la condition humaine. Com- ment le phénomène social retranscrit par le sport peut-il alors être mesuré ? Manifestement, son importance s’ex- plique par des éléments économiques, poli- tiques, culturels et sociaux, chacun avec ses dimensions positives et négatives. Par exemple, la consommation générée par les performances de l’élite des stars du sport, qu’elles soient considérées comme représen- tantes de leur nation ou comme capitaux pri- vés, est liée à un complexe sportif industriel dont les chaînes de production sont liées aux pratiques d’exploitation au travail des firmes d’Asie du Sud-Est et d’ailleurs (Maguire 2004, 2012a). Cela étant dit, j’aimerais examiner l’importance socio-culturelle du sport, plus particulièrement à la lumière de la mission de la Confédération Sportive Internationale Tra- vailliste et amateur (CSIT), qui met l’accent sur l’égalité et la solidarité dans le sport. Des actions sportives du passé sont devenues nos pratiques contemporaines du sport, tout comme nos agissements d’aujourd’hui fa- çonnent les événements de demain. Nous avons la responsabilité envers nous-mêmes et envers les autres de partager nos bonnes pra- tiques, d’utiliser avec sagesse la scène sportive sur terre ou en mer, et de chérir les cultures du corps et des traditions à travers le monde. Ain- si, nous pourrons travailler ensemble au mo- delage de cultures sportives qui seront plus

bénéfiques à l’individu, aux communautés et à l’environnement ; qui harmonisent nos be- soins locaux avec l’interdépendance mondiale. Voilà le défi qui nous est proposé à tous, y compris la CSIT. À présent, je tiens à souligner ici deux principaux problèmes : tout d’abord, la ma- nière dont le travail sportif est construit socia- lement et comprend des systèmes de produc- tion et de consommation dont les degrés d’égalité et d’exploitation, de solidarité et de division varient et, tandis que les travailleurs du sport représentent leur club, leur entre- prise, leur marque ou leur pays, ils trans- cendent à l’occasion et par le biais de leurs actions ces caractéristiques de complexes sportifs industriels pour en venir à incarner un message d’espoir, d’égalité et d’équité. Cela aussi fait donc partie du phénomène social qu’est le sport. La signification sociale du sport Nous pouvons souligner la signification so- ciale du sport de différentes manières, que ce soit par l’utilisation symbolique de l’union sportive de rugby par Nelson Mandela pour essayer de vaincre les divisions en Afrique du Sud, ou lorsqu’en 1978, la junte militaire argen- tine s’est servie de la Coupe du Monde mascu- line de la FIFA. L’importance du sport peut aussi être illustrée par ce commentaire que le président français Jacques Chirac a formulé juste après la victoire de l’équipe anglaise de rugby lors de la coupe du monde masculine de 2003, lorsqu’il écrivit au premier ministre bri-

JOSEPH MAGUIRE / Royaume-Uni

Introduction Toute étude du sport qui n’est pas une étude de la société dans laquelle le sport a sa place, est une étude hors-contexte. Afin de com- prendre la société – et la manière dont le sport reflète autant qu’il renforce les structures so- ciétales et les sous-cultures – il faut à la fois avoir une idée théorique et mener une enquête empirique. Les réalités sur le sport et la socié- té ne vont pas d’elles-mêmes : les théories so- ciologiques nous aident à comprendre nos observations et participent à l’élaboration d’une analyse et d’une explication des sché- mas que nous observons. L’interaction entre la théorie et les preuves est au cœur d’une imagi- nation sociologique qui tend à expliquer l’his- toire, la biographie et les structures sociales. De ce fait, l’étude du sport apporte un éclai- rage sur des sous-cultures sportives diffé- rentes de même que sur la société dans la- quelle ces sports se pratiquent.

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PREMIÈRE PARTIE_CHAPITRE 2

tannique de l’époque, Tony Blair : « Rarement ai-je vu une rencontre d’un tel dévouement et d’une telle intensité. Cette victoire méritée est également une victoire pour l’Europe ». La réa- lité de la culture européenne est plus complexe que ne le suggère ce commentaire, et il est important d’apporter deux mises en garde concernant le sport, l’identité, et le fait d’être Européen. Le sport unit tout autant qu’il divise le « nous » (Maguire 2012b). Chirac a eu raison de souligner l’intensité de ce match, et la place du sport dans la création de « notre » habitus : « nos » identités et la « mémoire dormante » qui forment la conscience individuelle et col- lective. En effet, le berceau propice à l’émer- gence et au développement du sport moderne se trouve dans la culture européenne : son conte- nu et sa signification sont ancrés dans ses tra- ditions ludiques et, plus largement, dans ses valeurs culturelles. C’est pour cette raison que le sport a de l’importance dans la vie euro- péenne. Le sport est une forme de dialogue symbolique : il représente les strictes condi- tions dans lesquelles devrait s’effectuer un dia- logue, et implique une symbolisation théâtrale de ce que nous pensons être et ce que nous voudrions être. En outre, les stades sportifs sont des théâtres dans lesquels les gens ressentent une série d’émotions plaisantes et d’une impor- tance excitante : l’excitation provoquée par un beau jeu, mais dont l’importance repose dans le fait que le sport est un forum dans lequel se produit une autorévélation collective. Autre- ment dit, le sport moderne est une forme de

religion de substitution dans le cadre de la- quelle se produit la découverte collective de qui nous sommes, et de la signification d’« Eu- ropéens ». De cette façon, l’incident de la main du footballeur français Thierry Henry lors d’un match de qualification pour la coupe du monde de la FIFA en 2010 n’a pas seulement importé au peuple irlandais, mais aux Euro- péens en général. Toutefois, vu d’un autre angle, Chirac avait tort. Pour les Anglais, la victoire au rugby symbolisait le retour fracas- sant du vieil empire et n’avait rien à voir avec le fait d’être Européen. Par conséquent, la si- gnification sociale du sport s’en trouve haute- ment contestée. En d’autres termes, à ce stade de (ré)inté- gration, les identités « européennes » sont encore fermement figées dans les localités, les régionalismes et nationalités qui constituent le continent européen. À cet égard, les compé- titions sportives renforcent et expriment des « traditions inventées », des « communautés imaginées » et l’habitus national ; à tel point que les tensions évidentes dans la zone euro- péenne actuelle ont réveillé de vieilles inimi- tiés et rivalités. « L’Europe » a beau jouer au golf contre les USA lors des coupes Ryder et Solheim, et la mondialisation du sport a flou- té les frontières de la nation et de l’identité, pourtant, c’est encore la passion du jeu pa- triote qui anime le sport international, ren- force le nationalisme et peut engendrer une affirmation de soi agressive du « nous » contre « eux ». Le hooliganisme dans le football est

mieux contrôlé dans les stades, mais les mœurs sociales à l’origine de telles rixes restent les caractéristiques d’un éventail de sociétés. À l’inverse de ces aspects du sport mondial, Nelson Mandela avait observé que « le sport est un moyen viable et légitime de construire des amitiés entre les nations », et un rapport des Nations Unies de conclure : « le sport ras- semble les individus et les communautés, sou- ligne nos points communs et transcende les divisions culturelles et ethniques » (Maguire 2012a). Le sport en tant que dialogue intercul- turel a le potentiel d’étendre l’identification émotionnelle entre plusieurs membres de dif- férentes sociétés et civilisations, mais il ali- mente également des rivalités et des contre- coups décivilisants. Savoir comment et dans quelle mesure ce rôle contradictoire est inter- prété demande une enquête empirique bien plus importante et une formation politique plus ferme basée sur des preuves à un niveau européen. Le sport, dans ce cas, agit à la fois comme colle sociale et comme produit toxique. Nous allons donc analyser cette signi- fication du sport d’un peu plus près. En examinant le phénomène sportif, il est évi- dent que les performances se font et se déve- loppent dans un réseau de nombreux détermi- nants structuraux et de conditions procédu- rales. Autrement dit, les compétences pra- tiques et la créativité dans le sport impliquent une relation mutuelle d’interdépendance avec

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des procédés structurels plus larges. En consi- dérant cela, il est nécessaire d’interroger la production, la distribution et l’accueil des per- formances athlétiques. Bien que les perfor- mances de Rafael Nadal soient très différentes de celles de Pablo Picasso, tous deux sont per- çus comme des individus particulièrement doués, des exceptions qui sortent des struc- tures sociales générales. Pourtant, le produit de leur talent, de même que la reconnaissance et l’accueil de leur travail sont profondément liés aux procédés sociaux. En mettant l’accent sur la réalisation culturelle du sport, on ne veut en aucun cas détruire la notion de génie, ou minimiser l’importance de la créativité, de l’expressivité, des expériences existentielles et des caractéristiques symboliques qui font par- tie du monde des sports. En réalité, les stars du sport occupent des fonctions puissantes pour les sociétés qu’elles représentent – après tout, c’est la société qui les « fabrique ». Alors que les Anglais ont « offert » le sport mo- derne au monde, au cours de la seconde moitié du 20e siècle, le déclin de la Grande-Bretagne en termes de politique et d’économie est allé de pair avec des performances d’un niveau ama- teur sur les terrains de sports (Maguire 2012b). De vieux rivaux se sont améliorés et de nou- veaux concurrents les ont dépassés sur le clas- sement international émergent ; on l’a vu no- tamment avec l’adoption par le bloc soviétique d’un système scientifique hautement rationnel La création du travail sportif : systèmes de production et de consommation

et technologique d’identification et de produc- tion de talents sportifs à partir des années 1950. Cette approche fut illustrée par le système spor- tif choisi par la République Démocratique d’Al- lemagne (RDA). Les éléments-clé de ce système consistaient en une sélection organisée scien- tifiquement et rationnellement de garçons et de fillettes dès leur plus jeune âge ; d’excellents établissements et une approche hautement pla- nifiée du coaching et des entraînements ; de larges réseaux de soutien de la part de scienti- fiques de différentes branches des sciences naturelles et sociales, ainsi qu’une focalisation toute particulière sur la réussite dans des sports spécifiques, dans lesquels un succès était plus probable, et où la participation de l’Allemagne était une tradition. Ce système, avec ses variations locales, a été adopté par l’Australie et le Canada à partir des années 1980 et, lors de la préparation aux JO de Londres en 2012, les Britanniques ont opté pour un modèle qui n’était pas sans rap- peler celui de la RDA. Néanmoins, alors que de plus en plus de nations assimilent tout ou presque des techniques susmentionnées, la compétition s’intensifie : le succès sportif est devenu l’équivalent d’une « course aux arme- ments » dans laquelle des ressources toujours plus importantes doivent être investies pour maintenir ou améliorer la position du pays sur le tableau des médailles. Quelle est donc la for- mule actuelle pour la production de succès sportifs au 21e siècle ? Les similarités entre les pays augmentent et un modèle officiel standardisé du dévelop-

pement du sport d’élite a fait son apparition. Ce dernier a été modifié pour s’adapter à l’his- toire locale, aux sensibilités culturelles et aux circonstances politiques contemporaines. Plu- sieurs éléments-clé de ce modèle standardisé ont été identifiés et regroupés en trois groupes distincts (Houlihan et Green, 2008; Green et Oakley, 2006). À l’évidence, la préoccupation initiale est la disponibilité de fonds et de res- sources pouvant provenir de l’État et/ou du secteur privé, mais qui doivent être assez éle- vés pour que l’athlète puisse être employé « à plein temps » (l’époque de l’élite des athlètes amateurs est loin derrière nous). La question des ressources est également liée à la qualité, l’accès et la mise à disposition de connais- sances scientifiques et médicales. L’efficacité de cet investissement a égale- ment un rapport avec l’existence ou non d’un système de planification et d’administration rationnel et bureaucratique. Un tel système est une composante nécessaire puisqu’elle permet l’existence d’une administration effective au sein des différents départements et intermé- diaires impliqués dans le procédé, mais aussi entre eux. Une telle approche assure le fait que des priorités effectives soient mises en place, que l’on procède à des détections et des iden- tifications, qu’une surveillance soit effectuée et que des évaluations « objectives » aient lieu. Un talent peut être détecté, des ressources al- louées, des récompenses distribuées et un sou- tien peut être fourni. Ces préoccupations s’ap- pliquent aux athlètes, aux entraîneurs et à l’administration sportive. Pour mener à bien

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l’édification de ces compétences, il faut qu’il existe des programmes compétitifs et bien structurés ainsi que des établissements taillés sur mesure pour répondre aux besoins de sports spécifiques. Sans cela, les nations qui produisent des talents ont tendance à se re- trouver face à une « fuite des muscles », lorsque les talents sont attirés par d’autres pays pour y poursuivre leur entraînement et pratiquer leur sport et, dans certains cas, concourir pour eux. À l’inverse, les athlètes peuvent également être recrutés par d’autres pays pour représenter la nation – par le passé, cela a été fait ponctuellement mais, les jeux de Londres 2012 pointant à l’horizon, une ap- proche plus systématique a été adoptée concernant le recrutement d’athlètes étran- gers, soulevant au passage débats et contro- verses sur les questions d’identité, de citoyen- neté et la mise à l’écart d’athlètes natifs. Les Britanniques ne sont pas les seuls à transfor- mer la main d’œuvre immigrante en citoyens « naturalisés » afin qu’ils représentent une autre nation que leur « pays d’origine ». Les procédés abordés se sont transformés à un tel point que l’on peut à présent dire qu’un complexe sportif industriel soutient l’identifi- cation et la production de talents dans les so- ciétés industrielles évoluées – ce qui soulève des questions pour ceux qui s’inquiètent des droits des travailleurs. Ce complexe compte quatre dimensions principales : structurelle, idéologique, culturelle et institutionnelle. En termes de structure, plusieurs groupes-phares, dont les agences d’États, les entreprises trans-

nationales, les agences non-gouvernementales et les associations sportives, sont impliqués dans le sport mondial. En termes d’idéologie, les États se servent du sport mondial et des célébrités nationales pour promouvoir les va- leurs et le statut de leur nation, que ce soit de manière interne ou externe. Les traditions nationales ont encore beaucoup d’importance aux yeux des gens et les gouvernements uti- lisent les sportifs pour promouvoir un prestige national et encourager une « diplomatie douce ». Le cadre institutionnel de ce complexe comprend au moins quatre éléments princi- paux : la médecine du sport, la science du sport, les programmes sportifs ainsi que les centres régionaux ou nationaux d’excellence. C’est dans cette dimension institutionnelle que les stars du sport sont réellement identi- fiées, sélectionnées et entraînées. Les raisons et les fonds soutenant de telles recherches as- surent une attention portée sur des facteurs d’identification qui maximisent le développe- ment des talents, génèrent des régimes d’en- traînement efficaces, contribuent à un système rationnel des performances, cernent des pro- grammes de récupération effectifs, et qui sou- lignent les stratégies permettant aux concur- rents de surmonter l’épreuve de la douleur et des blessures. Les méthodes d’entraînement physique et mental très rationnalisées et tech- nologiques, de même que les régimes sportifs évalués et planifiés scientifiquement sont ima- ginés pour permettre une performance opti- male et ainsi, renforcer l’impact général du CSI dans la quête du succès sportif.

La structure d’un CSI global comprend donc des mécanismes de production, d’expérimen- tation et de consommation : l’identification et le développement du talent, son apparition sur la scène mondiale lors d’un événement sportif unique ou multisport et sa consomma- tion par les spectateurs présents ou, via un complexe médiatique, par un public mondial de masse. À travers les époques, on remarque une tendance à l’apparition d’une monoculture mondiale de l’exploit sportif dans laquelle les administrateurs, les entraîneurs, les scienti- fiques sportifs et les professeurs encouragent les valeurs et les idéologies de la prouesse sportive, et les compétitions sportives et autres tournois sont structurés suivant des lignes très mercantilisées et rationnalisées. Il faut travailler à un sport et pour un sport. Mais pourquoi ces travailleurs ont-ils une telle importance aux yeux des gens ? Un athlète champion, c’est le premier de tous les concurrents ou compétiteurs et, à cet égard, le mot se rapporte à la capacité d’un individu ou d’une équipe à gagner un concours ou un championnat. Pourtant, l’origine du mot indique un usage différent et propose une explication à ce pourquoi les champions re- présentent bien plus pour la société que leur seule aptitude à gagner, et pourquoi une telle signification leur est attachée. Son premier usage est apparu dans le contexte des tournois Stars du sport et société : colle sociale, soft power et diplomatie culturelle

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médiévaux et se rapportait à la personne qui se comporterait en champion des autres, qui défendrait, soutiendrait ou se ferait champion d’une cause (voir Gilchrist, 2005; Hughson, 2009 et Tännsjö, 2007). Les athlètes ne sont pas simplement champions dans leur sport, ils le sont aussi pour leur communauté locale, pour leur pays et, parfois, pour l’humanité dans son ensemble. Un exemple de cette excel- lence est Mohammed Ali (Hauser, 1992). On dit d’un champion qu’il possède un don spé- cial, qu’il émane de lui un certain charisme : ils font des « miracles » et accomplissent ce qui semble être l’impossible. Ils sont les héros modernes de la société : des représentations symboliques de valeurs culturelles, et ce que nous aimerions que les gens soient. Les cham- pions sont des individus talentueux mais, en tant que héros, ce sont des personnes qui ra- content des histoires sur nous, à nous, mais également aux gens d’autres nations (voir Huizinga, 2000). Ainsi, les États s’intéressent aux stars du sport non seulement pour tenir lieu de capital social à un niveau national, mais aussi parce que leur travail agit comme un promoteur de prestige et de diplomatie culturelle en termes de politique étrangère. Les champions nous permettent d’aper- cevoir un bref instant ce que nous pourrions être : en nous représentant, ils font indirecte- ment de nous des êtres humains comblés. Ils sont nos héros modernes parce que le sport est un forum dans lequel se produit une autorévé- lation collective (Algozin, 1976). Autrement dit, le sport moderne est une forme de théâtre

thenticité de la compétition. Si la compétition est ternie par de la corruption, de la triche, des scandales autour de paris, ou s’il représente une nation ou un système considéré comme ennemi, le héros est diminué à nos yeux. La compétition n’est plus alors une quête mu- tuelle de l’excellence, ou un forum des sociétés dans lequel l’autorévélation se produit. Ce manque d’authenticité se fait sentir égale- ment lorsque le sport se transforme en masca- rade, lorsqu’il est truqué ou lorsqu’il devient trop prévisible. Le catch professionnel génère certes des « champions », mais ils ne sont pas pris au sérieux, et ils ne sont pas nos héros. (Stone, 1971). Comme nous l’avons remarqué, le champion en tant que héros incarne égale- ment les éléments les plus estimés dans la société. Mais l’intégrité d’un champion peut être ébranlée de plusieurs manières ; les cham- pions peuvent devenir des génies défectueux, d’une part s’ils souffrent d’un orgueil déme- suré et qu’ils ne ressentent pas le besoin de se consacrer avec le niveau d’intensité requis à leur entraînement et à leurs performances, ou d’autre part si leur vie privée empiète sur leur statut de héros. Ici, l’exemple de George Best vient à l’esprit : notre image idéalisée de lui en tant que footballeur est certes altérée mais dans le cas de Best, nous continuons de pleu- rer sa mort dans un sentiment de deuil pro- fond. En outre, notre champion peut être moins héros que célébrité – célèbre mais pas héroïque. On peut voir David Beckham de cette façon (Cashmore, 2004). Si c’est le cas, une telle gloire est éphémère, et ils échouent à

populaire dans lequel se produit la découverte collective de qui nous sommes. Les stades de sport sont des lieux contemporains où l’on peut voir les champions comme des héros et faire l’expérience du « sacré », de moments d’une importance excitante, tout en laissant derrière soi le caractère profane de la vie ordi- naire (Maguire et al. , 2002). La société a donc besoin de ses champions-héros. Ils assurent la fonction manifeste d’accomplir des exploits sportifs pour eux-mêmes ainsi que pour leur communauté locale et leur pays. Mais ils oc- cupent également un rôle plus latent : ils sont supposés incarner les éléments que la société estime le plus. En tant que créations idéali- sées, ils donnent une inspiration, une motiva- tion, une direction et un sens à la vie des gens. Les champions comme les héros agissent pour l’unification d’une société, pour rassembler les gens dans un sens commun des objectifs et des valeurs. C’est ainsi que le sport moderne s’est développé, surtout dans ses formes sexuées. Les pionniers du 19e siècle asso- ciaient le sport à un christianisme mâle et musculeux : générosité, maîtrise de soi, équi- té, galanterie et excellence morale. Ces valeurs en elles-mêmes s’ajoutaient aux notions tradi- tionnelles de la chevalerie : honneur, morale, courage et loyauté. Cependant, des menaces existent à l’encontre des fonctions manifestes et latentes du cham- pion en tant que héros. Elles découlent de questions associées à l’authenticité et à l’inté- grité. Le statut du champion dépend de l’au-

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l’une des épreuves qui séparent les champions des héros : l’épreuve du temps. Afin de com- prendre pour quelles raisons les champions signifient autant pour nous et l’impact qu’ils ont, nous devons réfléchir au rôle que joue le sport dans la société. Le sport, dans ce cas, est à la fois un monde à part, une interruption dans la vie quotidienne, tout en étant hautement symbolique de la so- ciété dans laquelle il existe. Dans le contexte sportif, on peut faire l’expérience d’un genre d’importance excitante que l’on rencontre rare- ment, voire jamais, dans la vie de tous les jours, tout en établissant un dialogue symbolique avec les autres participants ou spectateurs qui révèle des choses à propos de ce que nous sommes vraiment. En sport, nous sommes mis à nu d’une manière que nous dissimulons au quotidien. Le sport est une moralité moderne qui dévoile des vérités fondamentales à propos de nous en tant qu’individus, de notre société et de nos rapports aux autres. Le sport nous transporte alors émotionnellement et nous importe socialement (Maguire et al. , 2002). Le fait que le sport remplisse ces fonctions s’appa- rente à plusieurs origines concordantes et qui soulignent le rôle des champions. L’un des principaux caractères du sport est la fabrication et la consommation de formes agréables d’excitation (Elias et Dunning, 1986). Dans des sociétés de plus en plus régies par les règles et peu enclines au risque, les gens apprécient plusieurs sortes d’excitations

spontanées, élémentaires et irréfléchies, mais agréables. Dans le sport, que l’on soit partici- pant ou spectateur, les gens recherchent ce déblocage contrôlé des émotions. Ici, ces der- nières fusent librement et d’une manière qui extrait ou imite l’excitation vécue dans des situations de la vie réelle. Les sports sont alors des activités mimétiques qui fournissent un cadre fictif à part où les émotions peuvent jaillir plus facilement. Cette excitation est ob- tenue par la création de tensions qui peuvent supposer un « vrai » danger imaginaire ou contrôlé, de la peur et/ou du plaisir mimé- tique, de la tristesse et/ou de la joie. Ce déblo- cage contrôlé de l’excitation permet d’expri- mer dans ce cadre fictif différentes humeurs qui s’apparentent à celles ressenties dans des situations de la vie réelle. Nos champions y sont associés, en ce qui concerne leurs réus- sites techniques mais également en en ce qui concerne les émotions qu’ils ressentent et que donc, nous ressentons, lors d’un beau jeu ou d’une compétition palpitante. Les tie-breaks au tennis, les tirs au but en football ou les play-offs en « mort subite » au golf évoquent une série d’émotions, à tel point en effet qu’à la fin de la compétition, nous sommes épuisés émotionnellement. Et, contrairement à une pièce de théâtre ou un film bien joués, nous savons que ce dont nous ve- nons d’être témoins en sport est vrai, et que l’issue n’était pas décidée à l’avance. Parfois, les champions réalisent leurs rêves et les nôtres, mais à d’autres moments, il faut faire face à la tragédie de la défaite. Un champion comme

Rafael Nadal, lorsqu’il arrive sur le Court Cen- tral à Wimbledon, peut voir une plaque affi- chant le poème Si de Rudyard Kipling. Le poème dit : que l’on accueille triomphe ou dé- faite, il faut accueillir ces deux menteurs d’un même front. Il n’y a que lorsqu’un sport est associé à des questions d’une profonde importance culturelle et personnelle, qu’il devient impor- tant aux yeux des supporters (Nixon et Frey, 1996). C’est pourquoi les événements sportifs majeurs sont des spectacles mythiques où l’on donne l’opportunité aux supporters d’une par- ticipation collective et d’une identification, des raisons de célébrer et de renforcer un sens culturel partagé. C’est précisément parce que le sport est un monde à part qui interrompt celui de tous les jours qu’ils sont à même de célébrer ce sens culturel partagé, exprimé et incarné par des champions. L’hymne, l’em- blème et le drapeau associés aux compétitions sportives soulignent à quel point les cham- pions représentent des nations (Maguire et Tuck, 1999). L’équipe anglaise lors de la Coupe du Monde de football en 1966 est devenue championne du monde, mais on lui accordait également un héroïsme collectif. Son succès a survécu au passage du temps, il émeut tou- jours les supporters anglais. Mais ce sont peut-être les images emblématiques de Bobby Moore qui restent gravées dans les mémoires. Voilà qui donne une idée de ce que le symbo- lisme du sport et du rôle joué par le champion est encore plus intense qu’un simple senti- ment de nationalisme et de patriotisme. Bob-

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by Moore symbolisait plus qu’une victoire (Powell, 2002). Les réactions à l’annonce de sa mort montrent que ses performances spor- tives évoquaient quelque chose de plus pro- fond sur la culture et l’identité anglaises. Prenons l’exemple suivant : Ces deux derniers jours, les hommages ac- cablés de chagrin à l’ancien capitaine de football anglais Bobby Moore représentent plus qu’un deuil général pour un grand héros du sport… On peut y déceler un autre genre de deuil : le deuil d’un monde où, en regardant en arrière, les choses semblaient parfois aller bien… Nos rues sont moins sûres qu’il y a 30 ans, notre réputation mondiale moins brillante, notre monarchie moins révérée, nos sportifs moins spor- tifs… Un gentleman anglais n’a plus une seule parole, comme cela était le cas à l’époque où l’Angleterre conquérait le monde. Ce que cette évidence nous montre vraiment, c’est une nation mal dans sa peau… Ce qui a rendu les images de Moore hier… particulièrement poignantes. Elles appartiennent à une époque à laquelle semble-t-il, en rétrospective, nous ga- gnions encore. Le contraire de nos mal- heurs actuels : le terrain perdu en écono- mie, dans le secteur de l’emploi, en matière de lois et d’ordre, jusqu’à la partie perdue contre l’Inde [au criquet]. Un Gooch hir- sute et abattu, en contraste brutal avec Moore, propre sur lui et triomphant. (The Guardian, le 28 juillet 1993, p. 2).

En partant de telles observations, on peut sou- tenir l’idée que si la vie sociale peut être vue comme un jeu au travers duquel les identités sont établies, analysées et conçues, alors le sport peut être considéré comme une forme idéalisée de la vie sociale. Ses règles et codes de jeu (comme l’étiquette golfique) permettent une compétition juste et un véritable test des aptitudes. Le « vrai » champion, qui joue un match authentique avec intégrité, en est la meilleure illustration. Dans ce contexte, il est donc possible d’établir une identité avec une certitude plus consensuelle et plus authen- tique que dans la vie sociale elle-même. Nous insistons sur l’authenticité et l’intégrité de la compétition – sur les règles officielles strictes et leur juste application – car nous voulons que toute différence de valeur entre nous soit basée sur le mérite (voir Morgan et Meier, 1988). Dans la vraie vie, notre classe, notre ori- gine, notre sexe ou notre religion interfèrent et faussent le jeu de la vie sociale et ses résul- tats. En soi, ses vainqueurs et ses perdants sont des illusions profanes trompeuses. Mais sur le terrain de jeu, les résultats sportifs sont sacrés, ils sont réels et authentiques. C’est aussi pour cette raison que les champions veulent battre les autres champions, voilà la véritable épreuve. On ne gagne pas l’honneur et le respect en sachant par avance que l’on va battre ses adversaires inférieurs. La poignée de main sur le terrain entre Bobby Moore et Pelé durant le match Angleterre-Brésil de la Coupe du Monde de 1970 symbolise un tel honneur et un tel respect. La « Main de Dieu », le but

marqué contre l’Angleterre par Diego Mara- dona, pourtant un fantastique joueur, ne les symbolise pas. Le sport est donc un dialogue symbo- lique : il représente les strictes conditions dans lesquelles devrait s’effectuer un dialogue (Ashworth, 1971). Le sport implique donc une symbolisation théâtrale de ce que nous sommes et ce que nous aimerions être. Le stade sportif est un théâtre dans lequel nous ressentons une série d’émotions agréables et d’une importance excitante : l’excitation pro- voquée par le jeu, incertain jusqu’à son issue, mais dont l’importance repose dans ce que nous y avons investi émotionnellement, mo- ralement et socialement. Nos champions, de même que nos héros, expriment à la fois les mythes et les valeurs sociales révérées par la société, et l’éthique sportive qui anime la par- ticipation à un sport (Coakley, 2003). Ils doivent prendre des risques, faire preuve de bravoure, de courage et d’intégrité. C’est pour cette raison que nous nous rappelons d’eux, mais pas nécessairement des procédés décrits qui accompagnent leur fabrication en tant que part de complexes sportifs industriels.

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