Journal C'est à Dire 95 - Décembre 2004

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D O S S I E R

Commentaire Évelyne Ternant : “Les horlogers ont manqué de solidarité pour résister”

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Le Val de Morteau

de A… à Z Z

Professeur d’économie au lycée Pergaud à Besan- çon, Évelyne Ternant a décrypté l’industrie hor- logère franc-comtoise de sa prospérité à son déclin. En 2004, elle a présenté une thèse com- plète sur cette question complexe.

à tirer leur épingle du jeu.

consommation que jusqu’à pré- sent. Dans la montre mécanique, c’est d’abord le mouvement qui fixe la qualité du produit. Avec la généralisation du mouvement à quartz, c’est le design qui désor- mais fait la différence. La montre devient un accessoire de mode plus qu’un produit utilitaire. Le second paramètre consécutif au quartz concerne l’arrivée sur le marché de l’horlogerie à bas coût des pays d’Asie du Sud contre lesquels l’horlogerie fran- çaise ne peut pas lutter. Càd : À l’époque, quelle stra- tégie ont adopté les fournis- seurs d’ébauches comme la société France Ébauches ? É.T. : France Ébauches naît en 1967, se développe sous l’ère de la montre mécanique et domine la branche horlogère (N.D.L.R. : dans les années soixante-dix, les trois fabriques d’ébauches fran- çaises les plus importantes sont France Ébauches, Horlogerie de Savoie et Parrenin S.A. à Vil- moins techniques. Cette straté- gie a eu pour effet d’entraîner l’horlogerie française sur le cré- neau de la montre courante lar- gement concurrencé ensuite par les pays asiatiques. Il en aurait été autrement si la stratégie avait été de se positionner sur un autre niveau de gamme plus technique. En fait, France Ébauches a retar- dé le plus longtemps possible la fabrication du quartz. À l’époque, la montre à quartz coûte assez cher et on pense qu’elle restera cantonnée dans le haut de gam- me. On estime qu’il y aura donc une coexistence entre la montre mécanique et la montre à quartz. Ce qui change la donne, c’est la miniaturisation du système et la baisse des coûts qui vont modi- fier le marché de la montre en profondeur. Càd : Comment a réagi Fran- ce Ébauches face au quartz ? É.T. : France Ébauches a réagi très vite au début des années quatre-vingt en utilisant des technologies japonaises, et en investissant massivement pour se lancer sur le marché du quartz. Mais là encore, la stra- tégie de cette entreprise est de travailler sur de gros volume et de baisser les coûts. C’est une nouvelle erreur, car cette socié- té pense alors qu’elle peu deve- nir leader mondial sur le mar- ché du quartz en favorisant la baisse des prix au détriment d’une gamme de produits plus étoffée. Finalement, à la fin des années quatre-vingt, France Ébauches est laminée, incapable de lutter contre la concurren- ce asiatique et le groupe suis- se E.T.A. En jouant la carte de la baisse des prix sur des pro- duits de gamme moyenne, elle ne pouvait pas gagner. Càd : Vous évoquez la Suis- se. L’industrie horlogère suis- se a-t-elle selon vous une res- ponsabilité dans le déclin de l’industrie horlogère fran- çaise ? É.T. : Je crois que la Suisse est lers-le-Lac avec son calibre H.P. 40). Cet- te entreprise est innovante mais elle décide d’orienter sa production sur une gamme de produits

Càd : Faut-il en déduire que les horlogers français n’ont pas su anticiper l’arrivée du quartz dans l’industrie de la montre ? É.T. : Au contraire, les horlogers français savaient très bien dès le début des années soixante que des changements technologiques importants se préparaient. En 1964, on sait que de nouveaux produits vont venir modifier le marché de la montre et on s’y prépare. Par contre économi- quement, on ne sait pas ce qui va se passer. Le danger vient de là. Càd : Technologiquement, les horlogers français étaient en mesure de produire lamontre à quartz, mais la difficulté venait de la commercialisa- tion ? É.T. : En effet, alors que l’hor- logerie française avait réussi à absorber le choc technologique,

C’ est à dire : Quand on parle de l’hor- logerie française, peut-on la situer géographiquement ? Évelyne Ternant : À 90 %, l’hor- logerie française c’est la Franche- Comté et en particulier le Haut- Doubs dans les années soixan- te-dix. À l’époque, ce secteur d’ac- tivité représente 12 000 emplois. Les effectifs sont au maximum. Càd : Selon vous, quand l’horloge- rie française atteint-elle sont apogée ? É.T. : L’ère de la montre méca- nique marque l’apogée de l’hor- logerie française. La France maî- trise toute la filière technolo- gique, ce qui n’était pas le cas juste après la seconde guerre mondiale. C’est à la fin des années soixante que la produc- tion de montres est à son maxi- Aujourd’hui, l’horlo- gerie française comp- te entre 3 000 et 4 000 emplois tout au plus.

mum, avec 15 millions de montres produites. Cette pros- périté est obtenue grâce à de gros efforts d’investissements de la part des entrepreneurs qui ratio- nalisent la production et de plus, réduisent les coûts. Càd : Comment expliquez- vous alors qu’elle ait amor- cé son déclin dès la fin des années soixante-dix ?

Photos Didier Jacquot

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É.T. : Ce qui a fait la force de l’horlo- gerie mécanique est une faiblesse dès lors que l’environnement économique chan- ge avec l’arrivée du quartz. L’horlogerie

“Les problèmes viennent d’une coexistence com- merciale difficile.”

çais n’auraient pas su trou- ver cette cohérence ? É.T. : En France, chacun a sui- vi ses propres intérêts comme les fabricants de pièces qui conti- nuent à exporter massivement à l’époque. Càd : Êtes-vous en train de dire qu’à aucun moment les horlogers n’ont su se fédérer pour former un ensemble cohérent et efficace ? É.T. : En France, l’horlogerie est sans doute la branche profes- sionnelle la mieux organisée. Elle s’appuie notamment sur un organisme de prestations de ser- vices qu’est le Cétéhor, elle a su créer la société de développe- ment de l’horlogerie (S.D.H.), ou applique encore la taxe para- fiscale sur chaque montre ven- due afin de financer ces diffé- rents organismes. Tout cela est la preuve d’une organisation importante. En fait, on consta- te que très tôt dans l’horlogerie française, il y a eu une prise de conscience sur la nécessité de s’organiser. Certaines socié- tés sont allées jusqu’à renoncer à leur identité pour former des groupes comme Framelec à Mor- teau. Mais à chaque fois, il y a eu des problèmes de coopéra- tion. Finalement, nous sommes face à des structures très organisées, qui en même temps ont des dif- ficultés à mener des projets stra- tégiques ensemble. Càd : D’où viennent ces dif- ficultés ? É.T. : Les problèmes viennent d’une coexistence commerciale difficile entre toutes ces entre- prises françaises qui n’est pas nouvelle. Par exemple, on a assisté longtemps à cette oppo- sition entre les horlogers de Besançon et les horlogers du Haut-Doubs. Les rivalités sont fortes en interne. Chacun voit en quelque sorte midi à sa por- te. Dans le détail, on remarque des rapports de domination au sein de la filière horlogère. Selon moi, les défauts de coordination des horlogers à l’époque de la montre mécanique ont facilité la désagrégation du système français ensuite. Ils n’ont pas créé la solidarité qu’il aurait fal- lu mettre en place pour résis- ter. !

un facteur important des diffi- cultés de la France. En Suis- se, l’horlogerie est une activité vitale. Au cours de l’histoire, il y a eu une défense systématique des intérêts de l’horlogerie par les pouvoirs publics suisses. Ils ont mis en place le statut légal qui ressemble à une économie administrée. Par exemple, il est interdit d’exporter des machines horlogères pour ne pas favori- ser la concurrence. La Suisse met en place une protection colossale de son industrie pen- dant 40 ans, des années tren- te à la fin des années soixan- te, époque à laquelle tombe le statut légal. À ce moment-là, on assiste à une entrée des capi- taux suisses dans les entreprises françaises. Par exemple, Ébauches S.A. devient action- naire de sociétés comme Lip ou France Ébauches. Càd : En quoi cette prise de capitaux a eu un impact sur la défaillance de l’horloge- rie française ? É.T. : Pour reprendre l’exemple d’Ébauches S.A., je crois que cet- te entreprise n’a jamais eu de véritable stratégie par rapport à tous les intérêts qu’ils avaient en France. Si ce n’est qu’il s’agis- sait pour elle de prendre des pré- cautions pour bloquer, le cas échéant, le développement de l’entreprise dans laquelle elle avait des engagements et pro- téger ainsi les intérêts suisses. C’est d’ailleurs un des arguments avancés pour évoquer la chute de Lip. Les Suisses se seraient opposés à toute tentative de sau- vetage de l’entreprise bisonti- ne. Càd : La stratégie que vous décrivez, adoptée par la Suis- se, n’a cependant pas empê- ché l’industrie helvétique hor- logère d’être mise à mal au même titre que l’horlogerie française ? É.T. : En effet, cette stratégie n’a pas empêché les dégâts, mais elle permet d’expliquer le rebond de l’horlogerie suisse. Elle a considéré par exemple que les fabricants de pièces ne devaient pas se développer au détriment des fabricants de montres. Cet- te habitude héritée du statut légal va favoriser le rassemble- ment des horlogers suisses. Càd : Au contraire des Suisses, les horlogers fran-

a finalement peu de moyens financiers. Son système de pro- duction est encore trop rigide, il est très difficile de le reconver- tir en un système flexible capable de produire une nouvelle col- lection de montres tous les trois ou quatre mois. L’organisation de l’horlogerie n’était pas faite pour absorber les chocs, même si certaines sociétés ont réussi

elle ne parvient pas à faire de même avec le choc des marchés qui va lui donner le coût de grâce en 1987.

“Une coexistence commerciale difficile entre toutes ces entre- prises françaises.”

Càd : Vous pouvez préciser ? É.T. : Avec l’apparition du quartz, le produit montre change. Ce n’est plus le même objet de

Propos recueillis par T.C.

Évelyne Ternant : “La Suisse est un facteur important des difficultés de la France.”

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