La Presse Bisontine 82 - Novembre 2007

L’INTERVIEW DU MOIS

La Presse Bisontine n°82 - Novembre 2007

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Éditorial

TÉMOIGNAGE

Un grand résistant

Raymond Aubrac : “Il faut toujours essayer de s’élever contre l’injustice”

Tabou Ils brisent le tabou tandis que d’autres se masquent les yeux. Eux, ces habi- tants de Battant, voient en face ces exclus de la vie, ces paumés qui vivent dans la violence quotidienne, classifiés dans les impersonnelles initiales S.D.F. Ces riverains viennent de transmettre au maire de Besançon un véritable plai- doyer, cri d’alarme en même temps que d’amour à leur cher quartier qu’ils jugent en perdition (voir notre dossier du mois). La “bien-pensance” voudrait certaine- ment les classer parmi ces intolérants au regard étriqué alors que justement, en s’élevant contre la lente dérive de Battant, ils regardent les choses en face et les appellent par leur nom. Il est évi- demment de bon ton demasquer le pro- blème des sans domicile fixe, des squat- ters et de lamendicité, derrière le paravent de la culture, de l’ouverture, de la tolé- rance. Tandis que l’on préfère braquer les projecteurs sur un pseudo-squat - tout à fait illégal par ailleurs mais pour lequel on fait preuve d’une étonnante mansuétude -, on éteint la lumière sur les vrais problèmes d’un quartier qui se disloque lentement. Les riverains qui écrivent cette lettre ouverte au maire de Besançon ne le font pas de gaîté de cœur. Voyant l’image de leur quartier se décrépir, Ils préviennent : “Si rien n’est fait, l’anarchie grandira, le mal vivre s’ac- croîtra. Battant, qui fut le frère cadet populaire et vaillant de la Boucle, devien- dra le déversoir déprimé de toutes les précarités. Plutôt que bien servir l’ag- glomération en étant lien vivant, il la ser- vira mal, en étalant à un jet de pierre de la Boucle un ghetto stigmatisé.” Alors que faire justement ? Bouter les S.D.F. et autres marginaux hors la ville, on en a évidemment et heureusement pas le droit. Nier le problème en affirmant béa- tement que tout va bien dans le meilleur des mondes est tout aussi condam- nable, peut-être plus. Évidemment, les dispositifs associatifs ou municipaux mis en place, fruit d’un travail de long terme, permettent au jour le jour de “gérer le problème”. Ces riverains de Battant veulent aller plus loin. Ils demandent à la ville la mise en place d’un “plan d’en- semble” pour ce quartier tiraillé. Leur initiative doit être saluée. Sous lemasque de la tolérance se dissimule souvent l’immobilisme. Le coup de gueule de ces habitants que d’aucuns ne man- queront pas de juger “intolérants” est au contraire un signe d’ouvertur e.

Présent lors de l’inauguration du collège Lucie Aubrac à Pontar- lier le 4 octobre dernier, ce grand résistant était tout à la fois ravi de retrouver sa Franche-Comté natale et ému de constater à quel point les valeurs de la Résistance restent d’actualité auprès des jeunes. Un bel hommage à la mémoire de son épouse Lucie Aubrac qui a tant œuvré dans cette pédagogie du souvenir.

L a Presse Bisontine : Cette journée d’inauguration était l’oc- casion de renouer avec vos racines comtoises ? Raymond Aubrac : Effectivement, je suis toujours heu- reux de venir en Franche-Comté même si je me sens plus d’affinités avec la région bourguignonne. Je suis né à Vesoul le jour de l’assassinat de Jean Jaurès, le 31 juillet 1914. Quand j’avais 10 ans, mes parents sont venus s’installer à Dijon où j’ai vécu jusqu’en 1934. J’ai quandmême gardé le contact avec Vesoul dont je suis d’ailleurs l’un des citoyens d’honneur. Pour tout vous avouer, je n’avais pas prévu de venir à Doubs. L.P.B. : Qu’est-ce qui vous a convaincu ? R.A. : Après le décès de Lucie en mars, j’ai reçu une avalanche de lettres. Un grand nombre de muni- cipalités me demandaient l’autorisation de bapti- ser une rue, un square, un bâtiment public en son nom. Naturellement, je répondais oui. Et très vite, je me suis trouvé confronté à l’impossibilité d’as- sumer toutes ces invitations. Quand le Conseil géné- ral du Doubs m’a contacté, j’ai d’abord refusé. Puis j’ai découvert le travail de Nacera Kainou, l’artis- te qui a réalisé le buste de Lucie installé dans le hall d’accueil du collège. La ressemblance dans l’ex- pression du regard m’a causé un vrai choc. J’ai demandé l’avis à une de mes filles qui m’a confir- mé cette bouleversante similitude. À ce moment-là, j’ai changé d’avis.

cement. C’était à Mont-de-Marsan et ce jour-là, elle s’était exprimée devant 1 500 collégiens. Elle débu- tait toujours ces interventions pas une sorte d’exposé général avant de se livrer aux questions des jeunes. Il est nécessaire de bien leur expli- quer le contexte car la France était bien différente à cette époque et la Résistance relève d’une organisa- tion très complexe. Les enfants montraient beaucoup d’intérêt. Cer- tains ne manquent pas de nous rap- peler que leur grand-père ou leur arrière-grand-père qu’ils n’ont pas forcément connus ont aussi parti- cipé à la guerre. Dans ces moments- là, on comprend pourquoi la Résis- tance fait partie intégrante de l’histoire de France. L.P.B. : Vous avez conservé votre nom de résistant après la Libération, pourquoi ? R.A. : Car mes activités s’inscrivaient dans la continuité du travail effec- tué pendant la guerre. J’ai d’abord été nommé commissaire de la Répu- blique en région P.A.C.A. L’ob-

De la résistance contre

dans l’éducation des jeunes. Dans la vie, on doit tous prendre un jour ou l’autre des décisions importantes. Choisir un métier, se mettre en ménage, fonder une famille, ache- ter un logement, une maison. On se détermine en se référant à un contexte, un vécu, des valeurs. En dehors du travail de mémoire, on n’a jamais eu d’autres ambitions que d’essayer d’apporter une peti- te brique à la construction des jeunes et de répondre à leur curiosité. L.P.B. : Êtes-vous resté foncièrement résis- tant devant toute forme d’injustice ? R.A. : Certaines causes m’ont beau- coup révolté et me révoltent enco- re. Je suis toujours un fervent par- tisan de la solution pacifique dans le conflit du Proche-Orient. J’ai également milité pour les sans- papier.

jectif consistait à remettre l’appareil de l’État en fonctionnement. On envoyait ainsi dans les 18 régions françaises des personnes munies de pou- voir très étendus. Il s’agissait d’une mission de quelques mois dont la finalité a abouti à la nomi- nation des préfets. L.P.B. : Vous êtes ensuite resté au service de l’État ? R.A. : Oui. Comme j’étais ingénieur des Ponts et Chaussées de formation, on m’a ensuite chargé d’organiser le déminage sur l’ensemble du terri- toire français. Cette missionmobilisait 2 500 démi- neurs. À titre d’information, on a retiré environ 13 millions de mines. On en trouvait beaucoup sur le littoral et dans les zones frontières, je pen- se par exemple au Territoire-de-Belfort. J’ai fait ce métier jusqu’en 1945-46. L.P.B. : En quoi selon vous les valeurs de la résistance res- tent d’actualité ? R.A. : Elles répondent à une curiosité légitime et historique de tout un chacun. À travers les pro- grammes scolaires ou les témoignages des résis- tants, on essaie d’intégrer le sens de ces valeurs 1944-1945 : Nommé commissaire de la République dans les Bouches-du-Rhône 1948 : il crée l’entreprise Berim (Bureau d’études et de recherches pour l’industrie moderne) En 2003 , il participe à l’appel “Une autre voix jui- ve” qui regroupe des personnalités juives solidaires du peuple palestinien, pour une paix juste et durable au Proche-Orient. Distinctions : - Grand-Officier de la Légion d’honneur - Croix de guerre 1939-1945 - Médaille de la Résistance avec rosette - Chevalier du Mérite Social

“Essayer d’apporter une petite brique à la construction des jeunes.

L.P.B. : Et vous ne le regrettez pas ? R.A. : Non, c’est toujours émouvant d’assister à ce type de cérémonie. J’ai éprouvé un sentiment mêlé de tris- tesse et de réconfort. Le souvenir de la disparition de Lucie est encore viva- ce. Quelque chosem’a beaucoup impres- sionné le jour de cette inauguration. J’ai vu le président du Conseil géné- ral du Doubs transmettre le collège aux jeunes collégiens. Cette trans- mission éminemment symbolique m’en a rappelé une autre. Lucie a consacré les dernières décennies de son exis- tence à transmettre les valeurs de la Résistance qui sont aussi celles de la République. Elle visitait chaque année près d’une centaine d’établissements. Au cours de ses pérégrinations, j’es- time qu’elle a dû rencontrer plus de 100 000 jeunes. Je me souviens de son dernier dépla-

l’envahisseur allemand aux sans papiers, Raymond Aubrac a fait de son existence un combat permanent contre toute forme d’injustice.

Jean-François Hauser

L.P.B. : On est loin d’en voir le bout ? R.A. : Oui, il y a encore beaucoup à faire. Mais, à 93 ans, j’ai encore de belles années devant moi. Je plaisante bien enten- du… L.P.B. : Considérez-vous néanmoins qu’on vit dans une socié- té assez libre ? R.A. : On se rapproche de celle qu’on a rêvée à l’époque de la Résistance. On voulait plus de bonheur, plus de justice. Quelques réformes ont été faites dans ce sens, certaines manquent encore à l’appel. Quand je rencontre des jeunes, je tiens toujours le même discours. Il faut toujours essayer de s’élever contre l’injustice et participer à la corriger. Cet idéal, c’est le combat de toute une vie.

Bio expresse Raymond Samuel né le 31 juillet 1914 à Vesoul. Profession : Ingénieur Ponts et Chaussées En 1943, Raymond Aubrac fait partie de l’État-major de l’Armée Secrète (A.S.) sous l’autorité du général Delestraint. Il sera plusieurs fois arrêté par la Gesta- po lyonnaise et notamment le 21 juin 1943 avec Jean Moulin. Quelques mois plus tard, son épouse Lucie Aubrac monte une spectaculaire opération d’éva- sion pour le libérer lui et 13 résistants. Après cet épi- sode, le couple entre dans la clandestinité et rejoint Londres en février 1944. Le film Lucie Aubrac, réali- sé en 1997 par Claude Berri, relate ces évasions.

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Imprimé à I.P.S. - ISSN : 1623-7641 Dépôt légal : Septembre 2007 Commission paritaire : 1102I80130

Propos recueillis par F.C.

Crédits photos : La Presse Bisontine,Aspro-impro, Chapeau de paille, D.R.E., C.E.G.F.-C., Monsieur Z, NightShift, R.F.F.

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