La Presse Bisontine 83 - Décembre 2007

DOSSIER

La Presse Bisontine n°83 - Décembre 2007

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TRAVAIL CLANDESTIN : LES DÉRIVES BISONTINES

Fin octobre, le tribunal administratif de Besançon a annulé l’arrêté du préfet du Doubs qui ordonnait la reconduite à la frontière des 11 conducteurs roumains interpellés sur le chantier de l’A 36, et considéré par l’État comme étant en situation irrégulière. Or, la justice a donné raison à ces salariés étrangers qui étaient détachés sur le territoire national par une société de recrutement basée en Pologne, dans le cadre d’une prestation de service internationale. Le tribunal a d’ailleurs condamné l’État à verser 1 500 euros d’indemnité à cha- cun des chauffeurs. Cette affaire illustre toute la com- plexité de la législation française et européenne qui régit l’emploi des travailleurs étrangers, originaires des nou- veaux pays de l’Union. La préfecture s’est trompé dans sa requête. Mais cette issue favorable aux 11 chauffeurs ne saurait faire oublier que nombreuses sont les situations où cette main-d’œuvre étrangère originaire de ces pays est employée en dehors de tous les cadres légaux qui régis- sent la coopération internationale. Le gouvernement Fillon a d’ailleurs affirmé sa volonté d’endiguer le phénomène de travail clandestin, présent en particulier dans les métiers du bâtiment. Le point à Besançon.

ÉTAT DES LIEUX Un phénomène complexe “Économisez 1 000 euros grâce à l’Europe”

L’ensemble des fédérations du bâtiment, ainsi que les organismes de contrôle de la législation, constatent un afflux de main-d’œuvre venue des pays de l’Est à Besançon. Mais au-delà du constat, quelle est la réalité du phénomène qui semble prendre de l’ampleur ?

les mailles du filet. Le phénomène de main-d’œuvre étran- gère existe donc, mais il est difficile à quantifier. La fraude l’est tout autant. L’action pourrait être plus efficace s’il y avait une véritable coopération entre les services compétents à Besançon dans le cadre de la commission de lut- te contre le travail dissimulé. Chacun à son niveau ne peut que consta- ter cet état de fait comme Alain Bois- sière, président de la F.F.B. du Doubs. Il déplore “la présence de plus en plus nombreuse de travailleurs étrangers sur les chantiers du B.T.P. qui ne sont très souvent en aucune conformité avec la réglementation applicable en matiè- re de travail.” La C.A.P.E.B. (chambre des artisans et des petites entreprises du bâtiment) invoque la concurrence déloyale menée par ces “sociétés” qui cassent les prix du marché. La direction départementale du travail a déposé une dizaine de dossiers au Par- quet de Besançon qui attendent d’être suivis par la justice. Car quand il y a fraude, l’envers du décor est peu glo- rieux. “Les ouvriers sont accueillis par exemple par un donneur d’ordres fran- çais. Ces gens sont logés de façon pré- caire dans un bungalow, dans un gîte ou alors on les installe à plusieurs dans un logement où ils ont un réchaud et des lits de camp. Les conditions de sécurité ne sont pas respectées sur les chantiers remarquent les services de la D.D.T. Souvent ces ouvriers ne savent pas lire un plan, ils ne parlent pas la langue, ils n’ont aucune autonomie la plupart du temps. Nous avons même trouvé dans une ferme louée par unmaître d’ouvrage un ouvrier alité qui avait fait une chu- te et qui s’était blessé.” C’est le genre de situation qui met les responsables dans l’embarras, puisque si la personne n’est pas déclarée, il est probable qu’elle ne soit pas assurée. Alors dans le meilleur des cas si elle peut être renvoyée chez elle sans pas- ser par l’hôpital local, chacun évitera les ennuis. Pas vu, pas pris. Drôle d’Europe.

ils ont la même culture de la construc- tion que nous.” Et si en plus ils coû- tent moins cher, alors tout va bien ! De l’élargissement de l’Europe naît cette ambiguïté : ce vaste territoire cosmopolite est malheureusement à l’heure actuelle le terreau à un dum- ping social entre les pays de l’Est, nou- veaux adhérents à l’Union et des États comme la France ou l’Allemagne. Ce décalage des niveaux de vie fait qu’un Polonais a pour l’instant toujours inté- rêt à venir travailler sur un chantier à Besançon, même mal payé. Des sociétés de recrutement - parfois bidon - qui jouent avec la législation ont compris ce mécanisme. Elles recru- tent à l’Est, placent à l’Ouest et pren- nent leur commission au passage. Les services de l’U.R.S.S.A.F., de l’inspection du travail, vérifient quand ils le peu- vent que la réglementation est res- pectée (par exemple ces salariés doi-

“À vos problèmes de main-d’œuvre nous avons la solution.” L’en-tête du fax est explicite. Le texte qui suit l’est tout autant. “Nos prestations vous assurent une qualité de travail effectuée par des ouvriers hautement qualifiés à des prix défiant toute concur- rence.” Ah, nous y voilà ! “Pour un tra- vail de même nature et de même qua- lité, vous économisez 1 000 euros par mois (sous-entendu par rapport à un salarié français), grâce à l’Europe et en toute légalité.”

Un ouvrier compétent et pas cher, l’offre est alléchante. C’est le type même d’annonce que les sociétés du bâtiment retrouvent sur leurs piles de fax. Cel- le-ci provient, en l’occurrence d’une société de recrutement polonaise qui a une antenne en France. L’entrepreneur n’a qu’à retourner le formulaire rempli s’il veut aller plus loin dans la démarche. Certains y sous- crivent, d’autres au contraire s’inquiètent de ce genre de sollicita- tions et préfèrent alerter leur fédéra- tion. Dans tous les cas, on évite d’en faire la publicité.

Car dans le bâtiment, l’emploi de la main-d’œuvre étrangère en particu- lier venue d’Europe de l’Est est une question qui dérange. Que cela se fas- se dans des conditions légales ou non, le sujet est tabou. À décharge des pro- fessionnels du métier : la réaction de Monsieur Tout-le-Monde, pour qui un travailleur polonais ou slovène qui intervient sur un chantier est forcé- ment exploité et clandestin. Ce n’est jamais bon pour l’image, même si, dans la profession, nombreux sont ceux à admettre que “ces gens-là sont souvent très compétents dans leur métier car

vent être employés aux mêmes conditions qu’un Français). Mais leurs moyens sont limités comparés à l’ampleur de la tâche. Les procé- dures sont longues, il faut parfois pousser les investigations jusque dans le pays d’origine pour démanteler une filière, obtenir des pièces, caractériser la fraude, établir les res- ponsabilités. La législation est com- plexe, elle l’est plus enco- re avec la réglementa- tion européenne. Les moyens humains alloués à ce travail de vérification nécessaire sont insuffisants pour suivre le rythme de la construction. Une équi- pe roumaine qui est là pour deux ou trois mois le temps de bâtir un pavillon passe à travers

“Ces gens-là sont souvent très compétents.”

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