La Presse Bisontine 77 - Mai 2007

La Presse Bisontine n°77 - Mai 2007

DOSSIER

22

FONCTIONNEMENT Une usine en Iran Une organisation industrielle pionnière Innovations technologiques, fabrication en sous-traitance à l’étranger, création d’usines dans les Pays de l’Est, ouverture de points de vente externes… Weil a fait le choix de la mondialisation très tôt. W eilétaitdanslesannéessoixante-dix,unedes premières entreprises françaises à avoir fait le choix de la mondialisation.

CONFIDENCES Responsable de la production Bernard Weil : “Je gardais le secret espoir que cette spirale s’arrêterait” Il est l’un des derniers témoins du Weil historique. Né en 1918, tou- jours bon pied bon œil, Bernard Weil raconte sa vie professionnelle dans l’entreprise fondée par son grand-père au milieu du XIX ème siècle.

réimportant sans payer de droits de douane sur les matières premières. Weil en a largement profité. Tout comme elle a bénéficié des quotas qui permet- taientauxentreprisesquiavaientdéjàun“historique”, d’acheter des quotas de production enAsie. Ainsi dès le début des années quatre-vingt, Weil met un pied dans le Chine communiste. En 1982, la société de Besançon compte parmi les premières entreprises françaises à sous-traiter des produits dans l’Empire du Milieu. Bien sûr, les marges étaient largement supérieures avec les produits fabriqués à l’étranger. “Nos plus grandes années ont été entre 1970 et 1984” poursuit Bertrand Weil. “Nous étions une des rares sociétés en S.A.R.L. à faire un chiffre d’affaires d’un milliard de francs” rappelle Pierre Rondot, ancien directeur financier. À l’époque, l’entreprise avait une quarantainedecommerciauxenFrance,uniquement chargés de visiter les magasins multimarques. “Les représentants se faisaient engueuler s’ils vendaient trop. À la production, les ateliers ne pouvaient pas suivre” sesouvientcetancienmembreduservicecom- mercial. Aujourd’hui,ilnerestequecinqcommerciaux en tout et pour tout. Weil aaussi étéappelépar despays émergeantspour moderniser des usines. Weil a monté une usine en Iran, ses responsables ont aussi été appelés par les dirigeantssoviétiquesàMoscoupourmoderniserl’in- dustrie textile du pays. Une autre époque. J.-F.H.

Mais dès les années cinquante, Weil connaît un for- midable expansiongrâce àune inventiongéniale : les vêtements qui ne s’usent pas. “À cette époque, quel- qu’un a l’idée de mélanger le polyester de Besançon, alors fabriqué par la Rhodia, avec la laine, pour en faire du tergal. Weil devient dès lors le leader français de ces produits en tergal.Weil a suprendre enmarche un produit fabriqué à Besançon” raconte un ancien membre de la direction. L’entreprise Weil connaîtra son plein essor dans les années soixante-dix. L’effectif grimpe alors jusqu’à 1 700 salariés, répartis entre les principales usines de Besançon, de Dole et du Creusot. “Nous avons été la première affaire française à êtremondialisée dans ses approvisionnements” raconteBertrandWeil. Première par exemple à faire fabriquer dans les Pays de l’Est etenAsie. “En1962,nousfaisionsdéjàbeaucoupfabri- quer en Italie et nous achetions déjà beaucoup de pro- duits finis au Japon” ajoute l’ancien responsable. Plusieurs système protégeaient alors les fabrications françaises et européennes face aux produits d’Asie. On était encore loin de l’Organisation Mondiale du Commerce. Unsystèmed’organisationappeléle“tra- fic de perfectionnement passif” permettait de faire fabriquer des matière européenne à l’étranger en les

L a PresseBisontine :Quand avez- vous intégré l’aventure Weil ? BernardWeil : Je suis entré dans l’entreprise juste en 1936, à l’âge de dix-huit ans. J’ai sui- vi une formation commercia- le, c’était plutôt péjoratif à l’époque. J’ai eu la chance de pouvoir faire une année d’études en Autriche et une année enAngleterre aprèsmon bac. Puis il y a eu la guerre où j’ai passé sept ans sous les dra- peaux. J’étais dans l’armée des forces françaises libres, para- chuté enAveyron pour prépa- rer le débarquement. Pendant la guerre, l’entreprise a été vendue comme bien juif. Nous avons trouvé un accord avec l’acquéreur pour qu’au sortir de la guerre, il abandonne son achat et nous les poursuites contre lui. C’est ainsi que l’en- treprise a pu rester dans le giron familial après la guerre. L.P.B. :Et c’est à partir de cemoment- là queWeil a pris son véritable essor ? B.W. : Dès les années vingt, nous avions une déjà une organi- sation semi-industrielle, nous employions alors près de 300 personnes aux alentours de 1925. 200 travaillaient dans nos ateliers de la Grande rue et une centaine à domicile. Lors d emon séjour en Angle- terre avant la guerre, j’ai com- pris ce qu’était une vraie orga- nisation industrielle dans l’usine Burton de Leeds qui employait plus de 10 000 ouvriers. La véritable organi- sation industrielle a commencé chez Weil en 1936 quand on a supprimé le travail à domici- le. C’est à ce moment-là que l’on a racheté l’usine Jaudel, notre concurrent, rue Larmet. À partir de ce moment-là, on a commencé à mettre en pla- ce le chronométrage du temps de travail. Les hommes à la coupe, les femmes à la coutu- re. Nous avions beaucoup de cadres féminins que l’on appe- lait les “contremaîtresses” ou “contredames”. Quant à moi, sonnel. “Je jouais au tennis avec DenisWeil” , ou encore “Je courais régulièrement avecBertrand. Mais une sortie en jogging avec lui, ce n’était jamais ludique, il y avait toujours ce goût du challenge” entend-on encore dans les cou- loirs de l’entreprise. Ce salarié termineparuncommentairespon- tané : “Les Weil, ce n’était vrai- ment pas des enfoirés !” Les salariés rescapés de l’époque retrouvent un large sourireà l’évo- cationde ses souvenirs d’une épo- pée industrielle et sociale. Mais le sérieux reprend vite le dessus. Des nouvelles viennent de tom- ber sur l’épilogue judiciaire du feuilleton Weil. J.-F.H.

je m’occupais de toute la pro- duction à partir du moment où les modèles sortaient des ateliers de prototypes. L.P.B. : Comment en êtes-vous arri- vé à devenir un des grands indus- triels français de l’habillement ? B.W. : Après la guerre, on a reconstruit l’usine Jaudel qui avait été bombardée. À côté, il y avait l’usine de pain d’épices Brochet, que l’on a rachetée également. Puis dans la fou- lée, nous avons construit le bâtiment de la rue de Chaillot. Puis un autre bâtiment ave- nueMontjoux. Chaque fois, on construisait avec nos capitaux propres, sans recours aux banques. On avait cette cul- ture de garder beaucoup de trésorerie, dans la crainte des joursmoins bons. Et nous avons développé nos propresmarques, commercialisées dans toute la France. L.P.B. : Ces jours moins bons, vous les avez vu arriver quand ? B.W. : Le déclin a commencé il y a vingt ans environ. En 1990, l’entreprise allait encore bien mais perdait déjà beaucoup d’argent .Nous étions engagé dans une course vers les pro- duits à bas coûts de produc- tion. Cependant, je gardais le secret espoir que cette spira- le s’arrêterait. Et ce mouve- ment de fond a eu raison de toute l’industrie textile fran- çaise. Hélas, je crains que la même phénomène se produi- se aujourd’hui dans l’industrie

automobile. L.P.B. : Vous êtes désormais retiré du monde des affaires ? B.W. : Je me me suis retiré il y a seize ans. Aujourd’hui, je gère les biens de mes cousines et de ma fille mariée au Cana- da. L.P.B. : L’entreprise Weil aurait-il pu être sauvée dans les années quatre- vingt-dix ? B.W. : Est-ce qu’on aurait pu faire quelque chose demieux ? Sans doute… Mais je ne vois pas quoi. Notre erreur a été certainement à un moment donné de ne pas licencier beau- coup de monde. C’était une erreur, mais je ne regrette pas de l’avoir faite. Bernard Weil est le fils de Paul Weil, lui-même fils de Joseph, le fondateur de la marque Weil en 1868.

POLITIQUE SOCIALE Des logements pour les salariés La vie rêvée chez Weil Les employés de chez Weil gardent le souvenir d’une entreprise à vocation sociale. Certes, c’était l’usine. Mais il y avait de sacrées compensations et un vrai esprit maison.

I ci, on donne encore du Mon- sieur Bernard,MonsieurHen- ri, Monsieur Didier… Le res- pect des anciens dirigeants est encore intact chez les quelques salariés rescapés qui travaillent encore dans les immenses bâti- ments de la rue de Chaillot. DorineDunandest arrivéeen1973 dans l’entreprise. C’était le plein essor deWeil àBesançon. La socié- té comptait alors près de 1 700 employés, répartis entre laGran- de rue, les ateliers de vestes et de costumes àBesançon-Saint-Clau- de et Chaillot, l’atelier de couture rue de la Concorde à Saint-Fer- jeux, l’atelier despantalons àDole. C’était l’époque où l’on comptait le tissu en kilomètres. “Tous les jours, on transformait l’équivalent de ladistance entreParis et laCor- se en tissu” raconteunancienWeil. Dorine Dunand est arrivée chez Weil en tant que technicienne à la fabrication. C’étaitaurez-de-chaus- séeoùlesmachinesàcoudreétaient alignées. Son atelier a été trans- féré à Saint-Claude l’année sui- vante quand le bâtiment de la rue deChaillot a été entièrement des- tiné aux tâches administratives. ChezWeil, biensûr, onétait à l’usi- ne, avec ses cadences à respecter, avec la répétitiondes tâches. Mais ilyavaitdescompensations. “Entiè- rement dédiée à l’entreprise, nous avionsànotredispositionuneassis- tante sociale et quatre infirmières à plein temps. Quand une fille de l’atelier avait un problème, elle était prise en charge par Made- moisellePagnier, l’assistante socia- le” se souvient M me Dunand. L’entrepriseavaitmis enplaceune politiquedepaternalismebonteint. Le logement en faisait partie. Une

personne de chez Weil était spé- cifiquement attachée au service “location” car l’entreprisemettait à la disposition des salariés des dizainesdelogementssituésautour du 14, Grande rue. “À mon arri- vée chez Weil, en 1980, j’étais logé dans un de ses appartements. J’y ai vécu quatre ans, je payais un loyer très modeste, tous les trois mois. C’était des conditionsde loge- ments un peu spartiates, avec des plafonds de 4 mde hauteur, mais c’était très bienvenupourmoi” rap- porte Rémi Girard, qui est enco- re le directeur commercial de l’en- treprise. L’équilibre entre le patronat fami- lial et un syndicalisme puissant était trouvé. Un des leaders syn- dicaux de Weil, M. Cornaton, est devenu lui-même patron de l’en- treprise S.N.D.R., toujours basée sur la zone de Trépillot, spéciali- sée dans le repassage industriel. “Nous travaillions très bien avec les syndicats, se souvient unancien dirigeant Weil. Il y avait des rap-

doublure…Dans les bureaux, on peut le voir encore aujourd’hui, tous les néons sont munis d’une ficelle que l’on devait tirer en par- tant le soir. Ici, on ne devait pas gâcher l’électricité… Auxdiresde laplupart des anciens de l’usine, lesmembres de la famil- le Weil dégageaient une vraie humanité. Gérard Weil par exemple, faisait partie des fonda- teurs de la BanqueAlimentaire à Besançon. C’était aussi un grand poète qui a écrit des textes empreints d’une grande sensibi- lité, notamment sur ses enfants. “Nous, en tant qu’employés, on n’imaginait pas qu’unpatronpou- vait porter un tel regard sur ses enfants” avoue aujourd’hui une ancienne ouvrière. Et il était un sportif aguerri. “Il avait sauté à l’élastique place Leclerc à plus de 80 ans.” La bienveillance n’était jamais loin. Il est arrivé à Philippe Weil, qui était directeur des fabrications, de payer des études à certains enfants de ses employés. “Quand M. Henri partait en Asie pour les affaires, il ramenait toujours un petit cadeau pour mon fils. Celui- ci a toujours gardé l’ours enpeluche que M. Henri lui avait offert” se souvient Rémi Girard. Et chez Weil, les conditions de salaires étaient plutôt avanta- geuses à la grande époque. Rémi Girard raconte son arrivée dans l’entreprise. “Je suis arrivé au matin du 1 er septembre 1980 sur le parking avec ma petite R5. Je me suis garé à côté de BMW et autres grosses cylindrées ! ça a été pas première grosse surprise en entrant chez Weil.” Les patrons n’étaient jamais éloignés du per-

Propos recueillis par J.-F.H.

PROJET En 2008

La société Néolia a racheté ces vastes locaux qui abritaient des ateliers puis les services administratifs de l’entreprise. À la place, elle y fera 200 logements. Les bâtiments de la

C’ est peut-être le prin- cipal symbole de l’épopée. Ce vaste vaisseau de pierre aux tons jaunâtre et blanc posé le long du boulevard vit ses derniers mois. Bientôt, il sera rayé du paysage bisontin. Sa silhouette massive laissera la place à des petits collectifs d’habitation qui seront construit sur ce ter- rain d’1,6 hectare. Le bâtiment de la rue de Chaillot a été acquis en juillet dernier par la société immo- bilière Néolia (ex-S.A.F.C.). Le promoteur a prévu de démo- lir l’ensemble et souhaite construire à la place, “un vrai petit quartier avec différents

types d’habitats de trois ou quatre niveaux” comme le confirme Philippe Torrès, le responsable de l’agence Néo- lia de Besançon. “Nous pré- voyons d’y faire du logement en accession sociale, du loge- ment locatif à loyer maîtrisé et nous prévoyons aussi la reconstruction au bord du bou- levard, d’une surface de vente pour le local Acced. Cela fai- sait partie des exigences du vendeur, M. Canet, l’actuel pro- priétaire de Weil.” La première phase de travaux consistera donc à reconstrui- re un nouveau local commer- cial pour Acced, avant même de procéder à la démolition des

portsplutôtpaisibles entre nous, ce n’était pasdeux castes l’une contre l’autre.” Ici, lespatronsn’étaient pas vus comme les gros capitalistes qui s’enmettaient plein les poches. “Nous avions des salaires decadres,sansplus” affirme un ancien directeur Weil. On raconte aussi que lorsqu’Henri Weil passait dans les ate- liers, il donnait par- fois sa veste pour qu’on lui refasse la

“Une sortie en jogging avec lui, ce n’était jamais ludique.”

Made with FlippingBook Annual report