La Presse Bisontine 124 - Septembre 2011

BESANÇON

La Presse Bisontine n° 124 - Septembre 2011

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HISTOIRE

À propos de la Porte Noire “Au XI ème siècle on parlait déjà de Porta Nigra”

Professeur émérite des Universités, ensei- gnant l’histoire de l’art et l’archéologie, Hélène Walter nous raconte la Porte Noire dont la restauration touche à sa fin. Érigé sous le règne de l’empereur Marc Aurèle, cet arc a perdu de sa splendeur, mais pas de son intérêt historique.

L a Presse Bisontine : Vous êtes l’auteur d’une thèse sur la Por- te Noire,vous avez écrit“laissez- vous conter la Porte Noire”, comment réagissez-vous à l’idée de découvrir bientôt l’édifice restauré ? HélèneWalter : C’est une très gran- de joie. C’est un événement pour moi de la voir ainsi restaurée. L.P.B. : Cette porte… H.W. : Je précise que ce n’est pas une porte mais un arc. Cepen- dant, au Bas Empire, cette construction a sans doute joué le rôle de porte pour protéger les populations réfugiées sur les pentes de la Citadelle.AuMoyen Âge elle a également servi de porte du quartier capitulaire (N.D.L.R. : qui regroupe tous les bâtiments importants). Elle a d’ailleurs été fermée. L.P.B. : L’arc a été construit sous le règne de l’empereur romainMarcAurè- le. Qu’est-ce qui permet de le dire ? H.W. : La dédicace qui se situait à la partie supérieure de l’arc sur la frise de l’entablement a été volée au MoyenÂge. La tête de l’empereur sculptée dans une scène du passage manque éga- lement. Nous n’avons donc plus de critères décisifs pour dater le monument, mais l’analyse des sculptures du point de vue de l’histoire de l’art et de leur signi- fication crée,avec d’autres indices, un faisceau concordant permet- tant de dire que l’arc fut construit sous le règne de Marc Aurèle vers 175 après Jésus Christ. L’étude de l’histoire régionale montre queMarcAurèle est inter- venu pacifiquement par son auto- rité et sa censure pour faire ces- ser des troubles en Séquanie entre 172 et 175. Il semble donc que le gouverneur de la Ger- manie Supérieure (à laquelle appartenait administrativement la Séquanie) ait fait construire

l’arc en hommage à Marc Aurè- le qui avait fait rétablir la paix sans recourir à la force. L.P.B. : Cet arc est donc un exemplai- re unique ? H.W. : Il ne peut pas être dupli- qué car son existence est liée à l’histoire locale. L.P.B. : L’empereur Marc Aurèle a-t-il été consulté dans le projet de construc- tion de cet arc qui l’honore ? H.W. : Le gouverneur gouvernait la régionmais pour les décisions importantes il devait se référer àRome.Onpeut penser queMarc Aurèle a donné son assentiment et certaines instructions au sujet de l’aspect général de l’arc et du choix des thèmes, car l’empereur était philosophe. Plus on étudie le monument, plus on constate l’adéquation du décor avec la philosophie et la personnalité de l’empereur. Le choix de l’implantation des sculptures, la façon d’exprimer lemessage sont autant de signes qui montrent une réflexion préalable. L.P.B. : Que nous racontent les sculp- tures de cet arc ? H.W. : C’est un arc politique qui présente un décor sur toutes les faces d’inspiration religieuse et mythologique. Les scènes de bataille sont réduites au passa- ge. Cet édifice est plus honori- fique que triomphal. On peut remarquer que les images de paix et de félicité sont sculptées davantage sur les façades sud, en direction de Rome, alors que les scènes de danger, de châti- ment sont placées sur la façade nord, tournée vers la ville et la Séquanie. L’organisation des scènes per- met de diffuser une propagan- de subtile qui s’accorde avec la philosophie de Marc Aurèle et son intervention pacifique dans

“Sur la voûte, tous les octogones étaient ornés de petits Amours jouant avec les armes de Mars.” L’une des deux Victoires sculptées sur la porte, si peu militaires, tenant des symboles de paix.

la région. Sur le piédroit est de l’arc (façade nord) sont repré- sentés Mars et Vénus, les dieux protecteurs des Romains. Plus haut apparaît l’un des deuxDios- cures (celui qui était sculpté sur la partie droite de la façade a été détruit). Dans lamythologie, les Dioscures veillaient sur le mon- de. Leur présence sur l’arc fai- sait sans doute référence àMarc Aurèle qui régnait sur l’Occident et à son frère Vérus qui gouver- nait l’Orient. Enfin la voûte du passage est un ciel qui relie l’Orient et l’Occident. Sur la voû- te, tous les octogones étaient ornés de petits Amours jouant avec les armes de Mars. C’est donc un ciel de bonheur et de paix qui s’étend sur le monde par les victoires impériales. Ce monument est surabondamment décoré, ce qui est exceptionnel. L.P.B. :Pourquoi toutes ces références à la mythologie ? H.W. : On se servait de la mytho- logie pour montrer que dans le monde des dieux comme dans le monde des hommes, il y avait des forces dangereuses, des êtres nocifs capables de remettre en cause l’ordre établi.Mais chaque fois que des forces se sont trou- vées menaçantes, elles ont été vaincues et punies. Inversement, les dieux protègent, dirigent, ain- si que l’empereur sur la terre. Quand on respecte l’ordre éta- bli, on accède au bonheur. Les Romains utilisaient la mytho-

logie pour expliquer cette loi fon- damentale à travers différents exemples afin d’adresser unmes- sage de soumission nécessaire. L.P.B. : Pourquoi l’arc a-t-il été érigé à cet endroit enclavé, au pied de la col- line de la Citadelle ? H.W. : Le choix de l’emplacement est très important. L’arc a été construit à l’entrée de Vesontio (Besançon),sur la route qui venait d’Italie et qui longeait la colline de la Citadelle. Cette voie était l’axe principal nord-sud de la vil- le. En passant sous cet arc, les gens qui venaient d’Italie savaient qu’ils entraient sur un territoi- re placé sous l’autorité de Rome. Malheureusement cemonument est encastré dans les bâtiments de l’Archevêché et du Rectorat, alors que dans l’antiquité il était

dégagé, libre, et sculpté sur ses petits côtés comme sur ses faces principales. L.P.B. : Quand cet arc a-t-il pris le nom de Porte Noire ? H.W. : Dès la seconde moitié du XI ème siècle, les chartes qui par- lent du quartier capitulaire,citent déjà la “Porta Nigra”. Elle est devenue noire parce qu’elle s’est patinée avec le temps mais aus- si parce que quelques événe- ments, dont des incendies, ont contribué à lui donner cette cou- leur sombre. L.P.B. : Lors du chantier de rénovation des traces de peinture ont été retrou- vées sur une sculpture. Le monument était donc peint à l’origine ? H.W. : En effet, tous ces grands monuments romains étaient peints. J’ai ressenti un certain plaisir lorsqu’on a retrouvé des traces de peinture dans les dra- pés d’unpersonnage fémininpar- ce que jusqu’à présent l’état de la pierre ne permettait pas de déceler lamoindre trace de pein- ture qui rehaussait la sculpture. L.P.B. : La porte noire a subi des muta- tions à travers les siècles. Elle a même été transformée en bastion ! H.W. : Au Moyen Âge, on a construit une tour monumenta- le et on s’est servi de l’édifice comme partie intégrante du bas- tion. L’arc a d’ailleurs été bou- ché, le passage a été rétréci, la moitié dumonument a été mas- sacrée pour construire un esca- lier. Le monument était dans un

état effroyable au début du XIX è- me siècle, il était même devenu dangereux. L.P.B. :Sa destruction a-t-elle été envi- sagée ? H.W. : Certains individus vou- laient la détruire.Heureusement la détermination, l’émotion d’hommes cultivés, l’accord du préfet ont permis de ne pas choi- sir lamonstrueuse solution pré- coniser. Finalement la Ville de Besançon a confié à Pierre Mar- notte l’architecte municipal, le soin de restaurer cet arc. C’est à son excellent travail que nous devons l’aspect qu’on lui connaît aujourd’hui. L.P.B. : Le monument mesurait 16,56 mètres de hauteur. La profondeur du passage est de l’ordre de 2 mètres à 2,13mètres. Pourquoi ne le voit-on pas dans sa totalité ? H.W. : La partie inférieure de l’arc n’apparaît que grâce au sonda- ge visible au pied de la façade sud, à droite. Le niveau de cir- culation à l’époque romaine était à plus d’unmètre en dessous du sol actuel. Il manque également la partie supérieure de l’arc, appelée l’attique, qui supportait la statue de l’empereur. Nous avons aujourd’hui une vision réduite du monument qui était plus haut, plus élégant, plus élancé que de nos jours. Les pro- portions très élancées sont une des caractéristiques architec- turales de cet arc.

L’arc a été couvert d’une protection en plomb afin de le préserver des infiltrations d’eau.

Un travail minutieux a été effectué par l’atelier Lithos pour restaurer l’arc. Le chantier a duré 22 mois.

Propos recueillis par T.C.

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