Journal C'est à Dire 168 - Juillet 2011

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D O S S I E R

Montlebon Italien pour toujours Comme ses frères, Aristide Filipuzzi a traversé les Alpes pour trouver du travail en France. Sans un sou, mais avec de l’or entre les mains, son savoir-faire de mosaïste.

N ovembre 1956 : le jeu- ne Aristide Filipuz- zi a 18 ans : il débarque de son Frioul natal (région d’Udine, Nord-Est de l’Italie), sans bagages. Dernier-né d’une famil- le de 5 enfants, il s’est résolu à faire comme ses trois grands frères : quitter se terre natale pour un monde apparemment meilleur. Le jeune Italien ne partait pas tout à fait seul. Il avait entre les mains un trésor qui ne demandait qu’à fructifier, son avaient une école réputée de mosaïstes dans laquelle de nom- breux petits Frioulans allaient se former. “Le problème, c’est que jusqu’à ma génération, il n’y avait pas de travail à la sor- tie. On n’avait pas d’autre choix que de quitter notre région : pour Milan, Turin, la Suisse, la Fran- ce et même le Canada ou l’Aus- tralie où beaucoup de jeunes de mon époque sont partis” obser- ve le retraité de Montlebon. Le miracle économique italien n’au- ra lieu que quelques années plus talent de mosaïste et de carreleur, une spéciali- té quasi inexistante en France à l’époque. Les habitants du Frioul étaient pauvres, mais ils

tard. Chez les Filipuzzi, l’émi- gration avait déjà commencé plus tôt. “Le frère de mon père avait pris le bateau pour l’Amé- rique mais il est mort sur le bateau. Mon père nous avait dit alors : “Votre Amérique, ce sera la France” ajoute Aristide. C’est à pied que les grands frères d’Aristide ont traversé les Alpes après guerre, clandestinement pour trouver du travail, en Hau- te-Saône. “Et ce sont eux qui m’ont payé mon école de mosaïstes et qui m’ont trouvé mon premier employeur à Bel- métier avant de rouspéter !” Incité par ses frères, Aristide Filipuzzi finit par se mettre à son compte à Pontarlier. En France, il y avait alors beau- coup de maçons, mais peu de carreleurs. Un des premiers chantiers que le jeune carreleur avait réalisé quelques années auparavant était celui de l’hô- tel Bellevue à Montlebon, com- mune où l’artisan élira domici- le quelques années plus tard. Le premier hiver passé dans le Val de Morteau par Aristide Fili- fort.” Montant du salai- re : 250 F par mois. “Mais les employeurs ne m’ont donné que 120 F. Mon frère m’a dit : “Fer- me-là et apprends le

“Votre Amérique, ce sera la France.”

Aristide Filipuzzi et son épouse Liliane sont installés depuis 1968 dans leur maison de Montlebon.

puzzi et sa jeune épouse sera terrible : “La neige, le froid, c’était épouvantable” se souvient l’Ita- lien. En quelques années, Aris- tide Filipuzzi s’imposera com- me le carreleur le plus connu du Val de Morteau. Sa petite entreprise prospère, il emploie- ra jusqu’à six ouvriers. Cinquante-cinq ans après son arrivée sur le sol français, Aris- tide, l’homme de la région de Pordenone, a toujours gardé sa nationalité italienne. Si son épouse Liliane et ses trois fils sont bien français, Aristide l’Ita-

lien a su transmettre dans ses gènes ses talents professionnels. Deux de ses fils sont carreleurs-

mosaïstes, dont l’un, Laurent est installé à Morteau et per- pétue le savoir-faire paternel

qui a germé de l’autre côté des Alpes. J.-F.H.

Suisse voisine L’immigration de chaque côté de la frontière François Zosso, historien suisse, a consacré 10 ans de travail à la réalisation de trois ouvrages portant sur l’immigration italienne à La Chaux-de-Fonds. Pour lui, les migrants étaient semblables, en tout point, de chaque côté de la frontière.

F rançois Zosso est parti d’une seule information : un nom aux consonances italiennes. Son travail de recherche et la collaboration avec Giovanni Emilio Marsico et Giovanni Spoletini ont fait le reste. Il a pu ainsi écrire trois volumes sur l’immigration trans- alpine à La Chaux-de-Fonds : “Les bâtisseurs d’espoir (1675- 1914)”, “Les Bâtisseurs dans la

mais surtout à partir de 1875, les Suisses ont très vite accep- té la présence italienne. “Ils n’avaient pas envie de se salir les mains, ils préféraient l’hor- logerie. Ils ont laissé volontiers leur place dans le bâtiment” explique l’historien, lui-même d’origine italienne. Dès la fin du XIX ème siècle, les migrants trans- alpins possèdent 90 % des entre- prises du bâtiment. L’ancien pro-

majoritairement du Nord de la péninsule, du Piémont, de la Lombardie ou de la Vénétie. Les régions du centre ont aussi envoyé de leurs ressortissants, mais plus tard, au début du XX è- me siècle. Ceux du Sud ont aus- si tenté leur chance, ils étaient cependant saisonniers le plus souvent. Bien intégrée dans la vie chaux-de-fonnière, il sem- blerait tout de même que la période fasciste ait isolé la com- munauté italienne. Dans la cité horlogère, alors socialiste, les déchirements entre fascistes et communistes rendaient les relations compliquées avec les habitants suisses. L’alliance pas- sée entre Hitler et Mussolini a terminé de mettre au ban de la cité les fascistes, qui pourtant avaient pris la main sur la vie des immigrés. Quant aux com- munistes, puisque la scission entre eux et les socialistes est consommée, les autorités locales tentent de mettre à distance les forces marxistes italiennes. Cependant, la plupart des pro- tagonistes de cette époque ont préféré l’oublier. “Quand j’ai vou- lu les interroger, ils se sont murés dans leur silence” avoue le Suis- se. Désormais, les descendants des immigrés italiens sont inté- grés dans la vie locale, comme c’est le cas dans le Doubs. La Mission Catholique Italienne qui organise la vie de la com- munauté est toujours à l’œuvre. Cependant, son rôle n’est plus le même pour une population vieillissante qui n’a plus for- cément des besoins d’assimi- lation. Les noms italiens sont alors devenus des noms chaux- de-fonniers. T.M.

fesseur d’histoire estime qu’il s’agit des mêmes personnes qui ont fait le voyage depuis la Botte jusqu’aux deux côtés de

tourmente (1914-1945)” et “Le retour des bâtis- seurs”. Ainsi, il retrace la vie de la communau- té italienne dans les

90 % des entreprises du bâtiment.

la frontière. “On retrouve les mêmes noms de chaque côté de la frontière. D’ailleurs, le dimanche, beaucoup la traver- saient pour aller à Morteau, retrouver des connaissances.” Comme en France, les émigrés, du côté helvétique, venaient

montagnes neuchâteloises du XVII ème siècle à nos jours. Les titres de ses livres font, bien évi- demment, référence au métier des immigrés : la maçonnerie. Quand le courant migratoire a commencé à prendre de l’am- pleur au début du XIX ème siècle,

François Zosso, historien suisse, auteur d’une série de livres à propos de l’immigration italienne à la Chaux-de-Fonds.

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