La Presse Bisontine 63 - Février 2006

L’ INTERVI EW DU MOIS

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P RESSE

Les journaux quotidiens en crise Jean-François Kahn : “Si certains journaux devaient fermer, ce serait tragique” France-Soir au bord du dépôt de bilan, Libération en mauvaise posture économique… La presse quo- tidienne française s’enfonce dans la crise. Pour Jean-François Kahn, directeur de la publication de l’hebdomadaire Marianne, l’avenir passe par le remplacement des patrons de presse actuellement.

Pour Jean-François Kahn, la presse française traverse une “crise de confiance sans précédent.”

L a Presse Bisontine : La pres- se française est-elle en crise en ce moment, selon vous ? Jean-François Kahn : Elle traver- se deux formes de crise, je crois. L’une est matérielle et objec- tive. Toute la presse quoti- dienne d’information et une grande partie des hebdoma- daires sont dans une situa- tion économique catastro- phique. On a une très spectaculaire chute de la dif- fusion, entraînant des déficits abyssaux, un endettement… Quand il s’agit du Figaro, qui est tenu par Dassault, ce n’est pas encore tragique. Quand c’est l’Humanité ou Libéra- tion, là, le journal peut être menacé de disparition. La pres- se télé, la presse féminine est en crise aussi, même si cela n’atteint pas les problèmes de la presse d’opinion. Ce qu’on traverse actuellement, dans le monde de la presse, c’est plus grave que toutes les crises que l’on a connues jusqu’à pré- sent, car cela touche vraiment tous les journaux.

re faut-il voir comment faire pour s’en sortir. Un des pro- blèmes de la presse, c’est le prix du papier et de l’impression, qui obligent les journaux à rester chers même si on fait des progrès sur la distribution. L’autre problè- me, c’est la diminution mas- sive des points de vente avec la fermeture des kiosques à journaux, des

L.P.B. : Et la deuxième forme de cri- se ? J.-F.K. : C’est une crise de confiance. 95 % des journaux au printemps dernier ont pris parti pour le “oui” au réfé- rendum européen. C’est un vrai décalage entre l’orientation médiatique et l’opinion publique, un déca- lage qu’on n’avait encore jamais connu à ce degré. On voit une diminution de la cré- dibilité, une remise en cause d’un pouvoir médiatique uni- forme. Les Français ont l’impression qu’il n’y a plus de pluralisme, mais une cas- te où les gens pensent tous pareils - ce qui n’est pas vrai - et tentent de l’imposer. L.P.B. : Quel est l’avenir de la pres- se alors ? J.-F.K. : La France est le pays en Europe où le pluralisme de la presse est déjà le plus limi- té. Il n’y a que quatre quoti- diens phares. Si certains devaient encore fermer, ce serait vraiment tragique. Enco-

L’autre point, c’est que comme nous sommes boycottés par la pub, on a dû revoir notre ges- tion. Mais en même temps, on y a gagné une liberté de ton, une indépendance qui nous per- met de dépasser les clivages politiques classiques. On peut dire des choses. Quand Paris Match fait 25 pages sur lemaria- ge de la fille deBernardArnault, c’est un scandale.Nous, on peut le dénoncer, puisque nous ne sommes pas tenus comme nos confrères par la pub. L.P.B.: Dassault et Lagardère possè- dent à eux seuls une grande partie de la presse d’actualité. Est-ce un problème? J.-F.K.: Oui.Mais la question n’est pas qu’ils soient marchands d’armes ou pas. Le problème, c’est que ce sont de grands groupes qui dépendent de l’État pour leurs marchés. Aucun ne peut se permettre d’être en conflit avec l’État. Propos recueillis par S.D.

gement de maquette, à ma connaissance, qui a permis de changer un journal et de gagner des lecteurs. La preuve, la dif- fusion du Monde continue à baissermalgré son changement de formule. Changer la forme, cela évite surtout de se poser des questions sur le fond. Or, les lecteurs ne gueulent pas sur lamaquette, ils gueulent sur le fond, le contenu. Et à cela, on n’a apporté aucun changement. Je suis contre les nouvelles maquettes. L.P.B.: Dans ce paysage morose de la presse française, Marianne est jus- tement un des rares titres qui se por- te bien. La recette du succès? J.-F.K.: À nos débuts, nous nous sommes créés en opposition à la presse telle qu’elle était, par opposition au discours média- tique. Le problème, ce n’est pas que les journaux ne prennent pas position, c’est qu’ils défen- dent tous la même. Donc en ce moment, nous nous retrouvons plutôt en phase avec l’opinion.

L.P.B.: Que faut-il faire alors? J.-F.K.: Essayer de diminuer le prix d’abord et régler les pro- blèmes de vente. Mais il fau- drait aussi le départ des patrons de presse. Serge July, le direc- teur de Libération, est un type sympathique, mais cela fait trente ans que son journal est en faillite, il faut qu’il s’en aille.

Jean-Marie Colom- bani, à la tête du Monde a fait telle- ment d’erreurs que son journal paye très cher, qu’il devrait aussi laisser la pla- ce. Il faut une nou-

“Essayer de diminuer le prix des journaux.”

bureaux de tabac. Enfin, la concurren- ce des gratuits a cer- tainement été l’élément le plus catastrophique. Per- mettre la presse gra-

velle génération de directeurs de presse. Il faut aussi que les journalistes acceptent de se remettre en cause parfois. Injec- ter du sang neuf. L.P.B. : Le Figaro et Le Monde ont changé leur maquette il y a quelques mois, Libération devrait faire de même prochainement. Est-ce que cela peut être une solution? J.-F.K.: Il n’y a pas un seul chan-

tuite, c’est vouloir tuer la pres- se indépendante. Dans aucun autre domaine économique, on ne permettrait une telle concurrence déloyale. Le pro- blème, c’est que ces gratuits ne tirent leurs ressources que de la pub, ils ne sont pas vrai- ment libres. Et le gouverne- ment risquera toujours moins de Métro ou de 20 minutes que de Libération ou du Monde.

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