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82 LE PLAT DU TERROIR

MARS AVRIL 2019 RÉGAL N° 88 www.regal.fr

La paella mode d'emploi

SAVIEZ-VOUS QU'AVANT D'ÊTRE UNE RECETTE, LA PAELLA ÉTAIT UNE POÊLE? QU'ON LAMANGE DIRECTEMENT DANS LE PLAT? QUE CE N'EST PAS UN VAGUE FOURRE- TOUT, MAIS UNE PRÉPARATION PARFAITEMENT CODIFIÉE? RIZ, SAFRAN, BOUILLON, ÉTAPES À SUIVRE: ON VOUS DIT TOUT SUR LE PLUS DÉLICIEUX EMBLÈME ESPAGNOL.

R E C E T T E S , R É A L I S AT I O N E T S T Y L I S M E J U L I E S C HWO B P H O T O S J E A N - B L A I S E H A L L

I maginez. Nous sommes au début du XIX e siècle, en Espagne, dans les champs autour de Valence, où l’on cultive le riz depuis le Moyen Âge. C'est l'heure de la pause. Les travailleurs, des hommes, cuisinent ce qu'ils ont sous lamain: du riz, des légumes. Nul besoin d’assiette, chacun se sert à la cuillère dans le grand plat commun posé sur un brasero. Les jours de fête, on y glisse un morceau de viande... Aujourd'hui, à Valence, rien n'a changé. La paella se consomme toujours au déjeuner. Elle est confectionnée par les hommes, et se déguste à la cuillère. Mais entre-temps, sa renommée est devenue mondiale! La réputation de l’arroz a la valenciana a commencé à atteindre d'autres provinces dès la deuxièmemoitié du XIX e siècle. Pour ses déjeuners de plein air, la bonne société madrilène y ajoute des ingrédients de prestige : caneton, poulet, anguille, cuisses de grenouille, écrevisses, langouste, morue, escargots, filets de porc, chorizo… C’est cette version de luxe qui est consignée en 1861 dans la première recette publiée sur le sujet, dans la seconde édition de La Cocina moderna, según la escuela francesa y española . Les auteurs sont d'ailleurs deux cuisiniers de l’aristocratie, Muñoz et Garcíarena, qui travaillent au service de la marquise de Campo Alange. Un plat d'Espagnols pour les Espagnols? En France, cette paella «aristocratique» se retrouve dès 1868 dans le livre Cuisine de tous les pays du cuisinier Urbain Dubois : « Il entre dans les apprêts de ce mets, comme viande : filet de bœuf, filet de porc, chorisos et jambon ; comme volaille et gibier : poulets, pigeons, perdreaux, lapins ; comme poisson : anguilles, pageaux, escargots ; comme légumes : artichauts tendres, poivrons doux frits à l’huile et pelés ; petits pois, fèves, carottes, tomates. Quant aux quantités, elles sont subordonnées au nombre des plats que l’on veut garnir, car chaque espèce de viande ou de poisson doit être dressée dans un plat séparé. » Prudent, Dubois se fend d’une mise en garde : « J’engage les cuisiniers à ne servir ce mets qu’à des Espagnols. » Un siècle plus tard, ce qui constitue, ou non, une authentique paella continue d'agiter les passions. Raymond Oliver, chef pionnier des émissions culinaires, en témoigne : «Après la recette que j'ai donnée à la télévision, j'ai reçu un important courrier, des coups de téléphone et même des visites. Chacun déplorait que je n'aie pas eu la bonne, la vraie, la seule recette… Or, aucune de celles qui m'ont été alors communiquées ne se ressemble. » Le Grand Larousse gastronomique se risque à identifier le plus petit dénominateur commun – «Ses trois éléments de base sont le riz, le safran et l’huile d’olive » – tout en se gardant de trancher : « Il en existe de nombreuses variantes (avec lapin, homard, grosses crevettes, calmar, haricots verts, fonds d’artichauts etc.), mais elles comportent presque toujours au moins haricots, poulet, lapin, langoustines, moules, petits pois, etc. » Un «etc. » final des plus prudents.

LOIC BIENASSIS, HI S T OR IE N À L’IN S T I T U T E UR OP É E N D’HI S T OIR E E T D E S C ULT UR E S D E L’A L IME N TAT ION ( IE HC A)

UN CLASSIQUE (PRESQUE) FRANÇAIS

Est-ce en raison de l'existence d'une frontière commune, d'une forte immigration espagnole ? La paella est entrée depuis longtemps dans les mœurs culinaires françaises. Mais un autre facteur a sans doute également contribué à son adoption de ce côté-ci des Pyrénées, après un grand détour géographique. Suite à la conquête française de l’Algérie au XIX e siècle, une communauté d’origine espagnole s’est en effet installée dans l’Oranais, faisant de la paella une spécialité régionale. À l’instar du couscous, les pieds-noirs en apportèrent la recette dans leurs bagages. Comme lui, elle a d’ailleurs conservé son caractère exotique – on sait qu’elle n’est pas de chez nous – mais s’est tant banalisée qu'on peut l’acheter en conserve ou surgelée depuis près d’une quarantaine d’années.

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