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Dans les années tourmentées de l’adolescence, j’avais plusieurs fois voyagé en
Afrique du Nord.
Comme de l’océan, que je pouvais contempler inlassablement de mes falaises
bretonnes, j’éprouvais le besoin de la lumière, du soleil, de l’étendue libre du
désert, et j’aimais la densité précise et fluide à la fois des regards et des corps
nourris et définis par ce silence et cette lumière.
Deux au moins de ces voyages se firent en compagnie d’O., la jeune femme qui
m’initiait à toute une culture et une manière de vivre. Juive Arabe, sa famille avait
émigré de Casablanca à la banlieue de Paris. Farouche et guerrière, s’échappant du
carcan elle avait plongé les yeux ouverts et sans recours dans le milieu complexe
des marginaux, où elle avait appris à survivre, développant ses propres codes et sa
propre marque identitaire. Sa beauté singulière pouvait devenir effrayante selon
ses humeurs changeantes, mais il émanait d’elle toujours une sorte de lucidité
solidaire et l’énergie de ceux qui savent trouver les ressources de vie en eux-
mêmes et rebondir de chaque impasse.
Mais il y avait ce besoin qui me faisait tâtonner sans relâche, jamais satisfait,
incapable pourtant de se formuler ; une tension qui ne trouvait que des fragments
de réponse, des bribes de sens, des indices, insuffisants.
Je regardais les cartes, vers l’Orient, j’interrogeais mes propres forces, cherchais le
courage. Je crois que le terme le mieux descriptif de cet état de tension que
j’éprouvais constamment, est le sentiment, et plus que le sentiment, la perception,
le sens même d’être incomplet, de l’incomplétude, d’un manque dimensionnel.
Je pus enfin réunir assez d’argent pour partir seul sur la route – c’était le printemps
de 1968, mais je n’étais pas conscient d’appartenir à un « mouvement », j’avais
quitté l’école à l’âge de 14 ans et n’avais gardé aucun contact avec le milieu
étudiant.
Dans mon seul sac de voyage, j’avais choisi d’emporter comme un symbole et une
sorte d’offrande, un exemplaire de « la Critique de la Raison Dialectique » de
J.P.Sartre, dont j’avais moi-même tissé la couverture ; c’était un gros et lourd
volume et il ne restait de place que pour quelques vêtements de rechange.
Du côté de Téhéran, ma bourse me fut dérobée ; je n’avais plus que ce que j’avais
gardé dans mes poches.
C’est le jour de mes 18 ans, le 9 Avril, que j’arrivais à Mashaad ; toute la ville
semblait s’être massée le long de la voie principale pour encourager un long
cortège d’hommes vêtus de noir qui marchaient en se flagellant vers la mosquée.
Plus tard, au Pakistan, sans que je demande rien, un homme riche m’emmena dans
sa grande voiture américaine jusqu’à Islamabad et me donna 50 roupies. Ce fut un
dernier geste d’hospitalité avant le choc brutal de l’Inde.
Une vastitude puissante, innombrable, que je ressentis comme un gouffre.
J’étais déjà malade mais ne le savais pas encore. J’étais traité par la foule comme
un chien errant, pire qu’un paria. C’était une incapacité comme une paroi
impitoyable.
Une hépatite. Le bout de la route.
Un bon petit blanc perdu dans le grand monde.
Je me rendis à l’Ambassade, d’où l’on télégraphia à C. de m’envoyer un billet
d’avion et l’un des membres de la mission m’offrit personnellement de quoi vivre
jusqu’au départ.