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*2-10-1991, Auroville :
Ce matin au réveil, pendant quelques minutes, le corps se sentait mieux – un peu
de joie dans le monde physique…
Puis, je ne sais pas ce qui se passe, la fièvre revient, et cette faiblesse générale et
ce sens de la lutte, et la difficulté d’absorber la nourriture, la nausée, un dégoût ; et
pourtant il faut manger, j’ai déjà perdu trop de poids, et çà aussi c’est dégoûtant…
Et l’atmosphère reste le même. Rien ne vient. Rien n’intervient.
Ce qui m’inquiète en ce qui me concerne, c’est cette impression, cette sensation
d’être absolument sans ressources…
… Vient une énorme, interminable pluie de mousson ; et à la nuit tombée je suis
venu prendre mon tour de garde : le vacarme des grenouilles et les chauve-souris
virevoltant à la lumière de l’unique lampe solaire ; je lis Ton Agenda, comme un
prisonnier dans un cachot obscur se rassemble endolori contre une fissure de
lumière et d’air pur…
L’ombre la plus terrible dans ma vie est cette incapacité à connaître la joie naturelle
de l’existence ; c’est comme une infirmité essentielle, qui fait de l’endurance une
nécessité beaucoup plus impérative qu’elle ne l’est probablement pour la plupart
des gens. J’ai eu pourtant l’expérience de la joie vraie, dans une atmosphère de
vérité, et d’un bien-être plus qu’humain, dans un état d’abandon conscient ; et,
plus souvent, celle d’une sorte d’extase physique quand les conditions matérielles
d’harmonie sont réunies : la beauté de la nature, et de la matière…
Mais jamais je n’ai eu l’expérience de cette joie d’exister qui semble être réellement
le dénominateur commun de la majorité des êtres humains, si divers soient-ils…
Et je ne sais toujours pas pourquoi.
Je sais seulement que cela m’aliène ; je ne peux jamais durablement me sentir
adapté, intégré, dans quelque situation humaine que ce soit. Avec les choses
matérielles, avec les formes de la nature, avec le corps de la Terre, oui, mais
jamais, jusqu’à présent, avec les hommes.
Et pourtant il n’y a rien, nulle part, que Tu aies dit, qui me soit étranger ; parfois je
sais seulement que telle ou telle expérience m’est encore inaccessible, mais jamais
étrangère… Alors ?
*3-10-1991, Auroville :
Même du point de vue du travail extérieur, tout est brouillé ; je ne vois rien, qu’une
sorte de chaos sillonné d’interférences et de doutes, échappant à toute maîtrise
consciente…
C’est comme si quelqu’un était entré dans la demeure, un menteur, un voleur, et
s’était emparé du ferment qui rassemble et connecte et anime – et tout n’est plus
qu’une juxtaposition d’activités vides de sens… Je n’éprouve ni joie, ni intérêt ; la
confiance est partie…
J’ai travaillé pourtant jusqu’à la nuit ; puis Ramalingam est venu ici ; et, comme lui
aussi se sent triste et perdu et las de toute cette laideur qui s’expose, je suis resté
près de lui pour qu’on retrouve un rythme, un peu…
… Arjun s’en va demain, au Japon, pour quelques semaines ; il est inquiet de notre
condition : à nous regarder, Ramalingam et moi, évidemment ce n’est pas
prometteur… ! On est comme sans ressort…