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Les années qui ont juste précédé l’adolescence ont été comme une danse, une
rencontre qui ne cherche pas à prendre, qui se dirige sans calcul vers sa propre
douceur d’expérience, quand le corps lui-même est à sa propre recherche et trouve,
sans se l’être représenté, l’autre corps qui répond, le partage d’un tâtonnement
d’où jaillissent inattendues des flambées d’émotion – quelque chose de délicieux et
d’exquis qui ouvre un sens dans le fait même d’être dans des corps distincts,
indépendants.
C’est un peu après mes dix ans, je crois, que C, revenant seule en voiture d’un
passage clandestin de frontière, a dérapé sur la route verglacée : fractures du
crâne et de la colonne vertébrale.
Il lui fallut des mois d’endurance pour se rétablir, et notre vie a changé.
Nous sommes retournés dans la ville, près de Montparnasse et du Jardin du
Luxembourg ; nous sommes entrés dans une histoire différente.
C’est avec R, qu’elle avait rencontré quelques temps auparavant, que nous nous
sommes installés, et le père de C et Marie, dans un mode plus bourgeois.
Et je fus inscrit au Lycée Montaigne.
C’est durant ces trois années, de la onzième à la quatorzième, que je dus me
fourbir quelques armes.
C’est là que j’ai d’abord rencontré Stéphane.
Du point de vue interne, de la perception interne, ce sens de bien ou de mal être, je
n’ai aimé ni l’enfance ni l’adolescence : c’était comme un étranglement presque
permanent ; je ressentais les mouvements d’énergie comme stridents ou grossiers,
ingrats et pénibles, comme une perpétuité de fausses notes, une sorte de
brutalisation et de dénaturation générale, ambiante.
Les jeux, les plaisanteries, les complicités, les codes relationnels étaient une
corvée, une imposition corruptrice ; je me sentais corrompu, je me sentais me
corrompre.
Ainsi j’étais peut-être fier et distant.
Mais presque tout s’est au fur et à mesure effacé.
Je sais pourtant encore que c’est avec une sorte de désespoir que je me mis, avec
tout le feu qui brûlait, à la recherche d’une perfection « personnelle » - de la forme,
et de l’expression. Les transformations ou mutations successives de l’enfance et de
l’adolescence étaient source de tourment ; il y avait ce sens d’être lié à des mues
qui ne correspondaient à rien de profond et s’imposaient par une force que je
luttais pour contrôler ou corriger, une force qui obligeait le corps à se trahir.
Stéphane, c’était un corps ami, une tendresse familière et sans clivage, qui ne se
regardait pas et ne s’épargnait pas, et ne cherchait pas à se créer une identité
calquée sur des modèles imbéciles ; c’était une substance semblable et différente à
la fois, dans laquelle on se retrouvait et s’oubliait, se donnait et se perdait. Nos
corps ensemble s’animaient de tendresse, la lutte caressante et dansante de
l’amitié ; l’énergie sexuelle ne les parcourait pas encore, n’y creusait pas encore ses
sillons : nous restions indemnes.
Les prémisses de l’adolescence sont comme les signaux de départ d’une
compétition absurde, douloureuse et minée vers l’acquisition d’une identité
émotionnelle, sexuelle et physique. Pour la plupart, les jeux sont truqués, les dés
sont chargés : les données physiques héritées sont trop dominantes, trop
inflexiblement déterminantes ; la pesanteur de la forme produite est telle qu’il ne
reste plus qu’à s’en accommoder.