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habitâmes pendant plus de 4 ans dans un pavillon délabré, situé dans un parc à

demi abandonné à l’orée du bois de Clamart. Ce pavillon et quelques autres

pavillons voisins abritaient plusieurs familles pauvres.

Notre richesse était celle de nos amis, des liens que C et F.J avaient formés parmi

les intellectuels, les artistes, les engagés ; F.J était devenu l’absent renommé, le

combattant clandestin, le chef de réseau, l’intellectuel d’action.

Mes amis les plus proches, dont l’existence avait un sens affectif privé et intime,

étaient deux. Elle, c’était Laurence, dont le père était Indochinois à la beauté

austère, et la mère Belge, je crois, une rousse flamboyante ; Laurence avait les

traits asiatiques et la chevelure d’ébène de son père, tandis que sa sœur

ressemblait à sa mère. Lui, c’était Jean-Guy, dont l’un des parents était Arabe – je

ne me souviens plus duquel car, pour quelque raison, je n’allais que rarement chez

eux.

Ils étaient tous deux plus âgés que moi ; ainsi ils n’étaient pas mes compagnons

d’école. A l’école je ne rencontrais rien qu’une routine apparemment inévitable, à

l’exception d’une maîtresse que j’adorais comme on adore une déesse – les effluves

du drame de sa vie comme d’un mythe, sa silhouette ceinte d’un manteau de

léopard s’avançant vers l’automobile où l’attendait un homme, son automobile et

son homme et son mystère.

Ils étaient mes compagnons de vie : des heures libres, des bois, des cabanes et des

escapades et des déguisements, des émotions soudain débusquées.

Dans la frange encore multidimensionnelle du monde adulte, ils étaient près de moi

un peu plus définis que je ne l’étais encore. Les jeux d’enfant ne m’attiraient pas.

Les adultes, les amis de C et F.J, les femmes du réseau plus ou moins toutes

éprises de lui, trouvaient en moi une écoute inattendue et me traitaient avec une

sorte de déférence affectueuse mais intimidée qui leur permettait, quand le besoin

s’en faisait sentir, de me faire aussi leurs confidences.

J’aimais les voitures, j’aimais conduire, et je n’avais pas 10 ans que C me laissait

déjà m’installer au volant de sa vieille 2 CV Citroën et la déplacer dans les allées du

parc.

Des jeux de poupées que jouaient les filles, je retenais l’attrait du déguisement et

m’identifiais facilement à ce mouvement d’émulation féminine où l’on se revêt des

attraits que l’on ne mérite pas encore ; je faisais là l’apprentissage de ma propre

féminité, et pourtant la relation intérieure entre Laurence et moi était d’un autre

ordre : elle aurait pu devenir ma compagne, et l’aurait sûrement souhaité, si les

circonstances l’avaient favorisé. Elle était seulement, dans ces moments de frénésie

ramassée, inarticulée, qu prélude à l’éveil d’une sexualité individuelle, une complice

avec sa sœur d’un émoi partagé, incertain, à peine déterminé.

Jean-Guy recevait de moi les premières expressions retenues d’une émotion qui ne

me quittera plus, quelles que soient ses formes et ses incidences successives :

l’émotion envers sa beauté, sa vulnérabilité fière et masculine, le sens d’un corps

tout entier, dans sa solitude, animé, parcouru, nourri d’une sexualité latente qui est

elle-même émotion, une émotion incarnée, devenue physique, matérielle, devenue

visage et nom et caractère uniques, le détail bouleversant d’un geste, d’un seul

geste, le pli d’un vêtement sur le corps, la courbe tendre du cou, le bord d’une

lèvre, une présence comme une onde faite forme précise, condensée.

Laurence était l’énigme tranquille, aux étendues recélées, le noir éclatant de sa

chevelure sur la pâleur cendrée de son visage comme une immensité en un point,

le regard plus secret qui coulait de ses yeux d’amandes ; alors que sa sœur était