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modulations de l’énergie, cette sorte d’exigence qui émanait de lui, lorsqu’il venait

dans le petit appartement où nous habitions rue Henri Monnier, une rue qui monte

en pente raide jusqu’à Pigalle, et que je n’avais alors que 4 ou 5 ans, sont toujours

restées avec moi ; tout comme j’ai gardé à travers toutes les déambulations de

cette vie le grand livre de dessins de Steinberg que j’adorais regarder, livre qu’il

m’avait soigneusement dédicacé avec toute sa tendresse.

Et ce n’est que maintenant, lisant l’étude d’Edmund White, que j’apprends que vers

la fin de sa vie il est passé dans l’Inde, et qu’il en a été profondément touché : que,

simplement, il a su y reconnaître la dimension spirituelle, qu’il en a été conscient.

Je suis reconnaissant de cela, pour lui, et en soi. Je n’aurais pu l’espérer.

Mais c’était évidemment indispensable qu’il y puise à son tour, dans le corps, car

sans cela il n’aurait eu pour comprendre sa vie et son parcours que le regard,

combien insuffisant, de tous ceux qu’il avait côtoyés.

De sa présence, ce n’était pas une charge sexuelle qui émanait vers moi, ni même

une charge émotionnelle ; c’étaient plutôt comme des fondements, ceux de toute

une position relationnelle.

Alors qu’à la même époque et dans le même appartement, c’était d’un autre ami –

ami de F.J et de C mais aussi mon ami, si petit je fusse, car il y avait toujours le

sens d’une unité que nous formions lorsque nous étions ensemble, et l’appartement

était si petit aussi, tout s’y déroulait en ma présence et l’incluant -, un Algérien,

Salah, c’était de lui que je recevais, me tournant vers lui et lui m’accueillant, seul

avec moi, la charge sexuelle et émotionnelle, le goût sensuel et l’expérience

animée, sinon animale. Sans drame, tout simplement, sans même le sens d’un

conflit moral, des gestes d’une intimité qui pour moi reste toujours associée et liée

à l’amitié : il s’asseyait tranquillement sur une chaise et me laissait m’approcher

debout devant lui, entre ses jambes, et ouvrir sa braguette et le regarder là, cette

richesse soyeuse et vivante, pleine de force secrète ; peut-être je le touchais, mais

ce n’était pas un acte sexuel au sens où cela ne l’excitait pas ; il ne faisait pas abus

de mon innocence ou de ma curiosité pour son propre plaisir, c’était plus doux, plus

profond et plus déterminant.

Ce qui liait C et F.J, mes deux parents, à leurs amis algériens, que ce fut en Algérie

même ou en France, était justement et simplement cela : l’amitié ; et la richesse de

l’émotion, cette sorte de complétude qu’ils avaient chacun et ensemble éprouvées

lors de leurs séjours en Algérie – une rencontre d’où s’était progressivement tissée

une solidarité librement choisie. L’engagement pour la cause de l’Indépendance

Algérienne ne fut, je crois, qu’une conséquence naturelle et une expression de cette

complétude première.

C était très belle, d’une beauté centrée, comme la densité de la mer, qui ne

s’exhibait pas et n’avait nul besoin de se proclamer : une féminité qui

s’accomplissait sans réserves ni excès.

Et Salah, comme nos autres amis algériens, l’admirait et la célébrait, avec la même

discrétion, la même sensualité contenue, et le respect de l’amitié : s’ils lui offraient

des fleurs, un présent, ce n’était pas par devers F.J, mais en hommage transparent.

Il y avait dans notre atmosphère, par tous ces liens divers et fluides, dans les 6

premières années de ma vie quand nous habitions à Pigalle, la présence tangible

d’une sensualité qui était à la fois intelligente, considérée et tranquille comme l’est

un milieu dans lequel chacun se meut.

Plus tard, C et moi, son père et ma fidèle compagne bretonne, qui m’était

entièrement dévouée depuis ma première année où elle s’était attachée à nous,