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Comme j’ai eu froid ces premières heures, ces premiers jours ; froid de corps et

froid de cœur : la solitude de chacun, cette courtoisie qui rend la vie supportable,

qui civilise l’absence.

*22-12-1999, Auroville :

Comme ces premières images sont frappantes. Des individus, comme exactement

dessinés, reliés par une politesse délibérée, serviables, dont la fraternité est

précisément mesurée, et si profondément seuls.

Des solitudes reliées par un contrat d’humanité qu’il faut bien rendre au moins

tolérable, comme si chacun portait sa niche sur son dos – distincte et poliment

démarquée, essentielle dans un monde sans merci.

Et partout, comme en bloc, l’absence : une absence incompréhensible, comme une

erreur énorme devenue réalité.

Ces petites gares impeccables, ces rangées de maisonnettes proprettes, ces

autobus luxueux presque silencieux et aux trois quarts vides, la gentillesse exacte

comme une monnaie bien comptée des hôtesses et des chauffeurs et des gardiens

et des guichetiers, et l’instrumentation de la vie qui, comme en un jeu de miroirs,

se répète identique à chaque reflet ajouté, et cet objet qu’on investit maintenant

d’une proximité recouvrée, le téléphone portable : la bouée de secours dans la

marée de l’anonymat dévorant qui dicte à tous et chacun les lois, les règles et les

valeurs d’un quotidien rongé par l’absence.

L’absence, comme un couvercle tiré, un ciel trop bas, plombé.

J’étais comme abasourdi, effaré par le pouvoir de l’argent, son absoluité ;

parachuté là brutalement, je ne pouvais m’empêcher de comparer ce qu’on appelle

délicatement « le coût de la vie », là d’où je venais, comme de l’autre côté de l’air

dans ce grand chaos irrésistible et chaud de vie, de mort, de pourriture et de

naissance où mes corps triment et sourient et dorment et endurent et débordent et

dansent et s’appellent et se trouvent et se trompent et se mêlent et s’abîment et

recommencent. J’étais là, pas en très bon état, une sorte d’anomalie déposée sur

l’asphalte lissée, comme un faisceau d’aiguilles en quête fragile, paralysée, d’une

réponse magnétique quelque part dans ce tissu bien ordonné.

Et d’abord c’est ce qui dépassait des rangs que je remarquais : les voix trop fortes,

juste un peu abandonnées, juste un peu récalcitrantes d’adolescents marchant sur

la route, leurs gros tennis de règlement scandant le rythme inaudible de leur

walkman vissé sous la casquette, ou bien cet idiot paraplégique qu’accompagnait

vertueusement un monsieur bien mis le long du quai désert, cet idiot dont les

quelques gestes saccadés et la salive dégoulinante semblait dénoncer toute la

somme des non-dits, de l’inavoué, de cette entière société en vitrine.

C’est plus tard que j’ai commencé de respirer, comme à une profondeur tue dans

les regards, ou un peu en amont du courant qui anime les gestes habituels, comme

un besoin… une luminosité potentielle encore neutre, parsemée, imprévisible,

étrangère à toutes nos logiques, qui se met, ici et là, à vibrer ; rien de

spectaculaire, rien qui s’impose, rien qui veuille, quelque chose d’essentiellement

libre, libre de tout caractère comme de toute forme et pourtant purement besoin.

Un besoin qui donne et se donne, qui est don autant qu’il est appel, qui est

conscience.

J’ai commencé de le percevoir non seulement dans les yeux et les gestes, mais

dans la vie même…