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l’amitié avec leur corps et leur sexe ; et où, comble cumulatif et simultané de tous
les torts et de tous les signes d’adversité et de danger, le fait même d’être si
profondément bisexuel que je le suis représente tous les spectres réunis d’un passé
évolutif dont il faut pouvoir prétendre se vouloir « sincèrement » libéré pour entrer
dans les grâces d’un nouveau Jéhovah dont le glaive blanchi pourfend impitoyable
toute lourdeur grossière et rejette à la fange évolutive tout ce qui n’a pas choisi, le
sourire aux lèvres et la main sur le cœur, de rejoindre les rangs glorieux de ceux
qui ne veulent plus rien pour eux-mêmes et ne veulent plus ensemble que le Bien
ultime d’être tous le Même ; près de 30 années ainsi d’une progression trop
souvent stérile parmi des données de laboratoire, des symptômes échantillonnaires,
une cohue microcosmique, sinon microscopique, de jugements et de formations au
service plus passif que volontaire d’une ombre dernière qui change notre aspiration
en ambition et notre besoin de présence en volonté de reproduire et d’imiter ; près
de 30 années finalement d’un manque qui ne semblait guère s’approcher d’une
conversion effective et d’une création nouvelle, me laissaient là, aux abords d’une
société plus multiple et plus anonyme, avec une envie tenace…
L’envie de donner un peu de tendresse à quelqu’un ou quelqu’une qui l’apprécierait
sans réserves, pour qui ce serait peut-être un baume, dans cet univers froid et
calculateur de consommation et d’échange.
Mais il y avait, sans effort ni contrainte, uni à cette envie, le souhait très simple et
très clair de ne causer de peine à personne, de ne générer aucun attachement
douloureux, de ne déranger aucune existence, car je ne pouvais être que de
passage : je ne voulais rien prendre.
Ainsi je me serais plutôt tourné vers des prostitués, hommes ou femmes dont
l’expérience de vie a déjà percé l’illusion sous-jacente à la plupart des relations
humaines.
Et des prostituées j’en ai vues ! - mais j’ai été comme empêché, avec fermeté et
humour, de trouver les prostitués hommes : des femmes-splendeurs, des femmes
somptueuses, des créatures physiques bouleversantes ; des mécaniques de
femmes tristes et défaites et usées, aussi ; mais des corps pleins de sève, des
trouvailles d’harmonie, des perfections si vulnérables de beauté et de rythme, des
élans de femme, des déclarations de femme, des chants de femme, des cris de
femme, des offrandes de femme, des forces de femme.
Jusqu’à ce soir vers la fin de mon séjour où, la nuit tombée, j’ai traversé en voiture,
seul au volant, le Bois de Boulogne obscur : il faisait à peine 2° au-dessus de 0 et
là, au bord d’une allée encore éclairée de lampadaires, se détachant à peine de
l’ombre massive de la forêt – croyant à peine ce dont mes yeux pourtant
témoignaient, saisi par une sorte de douleur qui prie et admire et vénère et chérit à
la fois – j’ai vu s’avancer au-devant des automobiles, péremptoires et fortes,
prévenues et courageuses, ouvrant grand leurs manteaux de fourrure, ces prodiges
de femme, le sexe nu, la taille à peine enveloppée de transparence, les seins à
peine soutenus, les jambes gainées, les yeux figés dans une expression voulue,
maintenue : sans frémir dans l’air glacé ces êtres, ces personnes, ces vérités
vivantes, dont les corps de femme rassemblaient pour quelques années de fidélité
matérielle les supports de tous les fantasmes et de tous les rêves, sculptures de
chair prêtes à s’ouvrir pour survivre, selon les codes et règlements du contrat
social.
Alors j’i traversé la ville vers mon logis temporaire et j’étais, seul et inconnu d’elles,
comme tout entier un hommage, tout d’affection et de respect, comme un cœur qui
voulait les contenir au sein de l’éternité.
Cet acte, le geste de ces femmes, me touchait entièrement ; c’était pour moi, dans
ma conscience, aussi vrai, aussi important et aussi nécessaire sinon plus que l’est