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mesurent l’instant et la moindre circonstance, d’être simplement un peu, un tout
petit peu plus conscient.
Je serais ainsi tenté de renoncer à formuler d’aucune manière instrumentale ce que
j’ai perçu alors et éprouvé ; mais il me semble avoir rencontré objectivement, avoir
été mis en présence d’un fait réel, important, dont j’aimerais pouvoir ne serait-ce
que très partiellement témoigner.
Les pressions qui jouent sur la Terre sont trop immenses et trop formidables pour
une humanité seulement mentalisée.
Cette humanité-là n’est plus viable. Elle est invivable, infernale. Condamnée à
l’explosion, au chaos, à la destruction, ou à la possession totalitaire, exclusive et
réductrice.
Il vaudrait mieux, si la joie de la création doit subsister, qu’elle soit réabsorbée par
le règne animal, dont l’harmonie est plus certaine.
Miser sur l’émergence immédiate d’une humanité spiritualisée semble relever, en
regard de l’urgence terrestre, d’une gageure infantile ou du luxe précaire de
conversations de salon.
Car, dans l’ensemble, que savons-nous de la vie spirituelle ?
Nous la confondons le plus souvent avec des principes de morale ou d’éthique, ou
nous la situons dans l’espace ambigu, indéterminé qui succède à une cessation de
la pensée ; ou bien encore nous l’assimilons à quelque pratique thérapeutique
exotique ou quelque maniement obscur de phénomènes occultes.
Mais en vérité ne savent quoi que ce soit de la vie spirituelle que ceux qui sont
réellement nés à l’esprit, concrètement et irréversiblement ; rares sont-ils, et plus
rares encore sont, parmi eux, ceux qui se trouvent associés à une œuvre
d’expression qui les démarque visiblement du reste de l’humanité.
C’est autre chose qui commence à être, qui existe déjà.
Autre chose, qu’aucun « mouvement » ne pourra enfermer, qui se déjoue de toutes
les appellations, qui ne se plie à aucun éventail de vertus – qu’elles soient
chrétiennes, bouddhistes, athéistes ou communistes ou humanitaires ; autre chose,
libre de l’autorité de la corruption, du sentiment comme de la loi, des idéaux et des
intérêts, des drapeaux et des dogmes.
Autre chose, qui porte sa propre émotion et son propre discernement, son propre
regard et sa propre loi de reconnaissance, son propre rythme et sa propre
respiration.
Il y a plusieurs millénaires les Rishis des temps Védiques invoquaient déjà, de la
flamme de leur prière orientée, cet être profond dont ils définissaient l’existence par
trois mots : Satyam, Ritam, Brihàt – le Vrai, le Droit, le Vaste.
Cette conscience, qu’abrite secrètement notre humanité, grandit invisible, imperçue
mais invincible, car en elle sont unis notre origine et notre but et le sens même de
notre trajectoire.
Quand j’ai quitté l’Inde cette fois-ci et que l’avion survolait et franchissait cette
distance géographique qui m’avait si longtemps séparé de l’Europe, je regardais par
le hublot ces étendues de la Terre – l’avion se dirigeait dans le même sens que le
soleil, un soleil levant qui dura ainsi des milliers de kilomètres depuis les monts
ocres et chargés de silence du Moyen Orient à travers ceux du Caucase, roux et
bronzes verdis semés de lacs solitaires, jusqu’aux chaînes vigoureuses des Alpes, la
Terre était encore couverte de mystère, de ce mystère qui évoque dans le cœur et
le corps une vénération.