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Et il me semble que notre seul espoir terrestre collectif se situe désormais quelque
part au-delà d’une première et générale bâtardise.
Et qu’il est vain, comme une bataille perdue d’avance, de soutenir l’effort, qu’une
complicité hypocrite rend à la mode, de retrouver chacun ses racines culturelles
« authentiques » et de recouvrer chacun son identité historique : il est désormais
trop tard pour cela.
Il vaudrait beaucoup mieux pour la Terre entière que l’on s’efforce de répondre à
cette violence devenue banale et ordinaire qui s’inscrit dans tant de nos gestes : ce
geste de jeter les ordures ménagères dans la rue, ou les restes polluants d’une
entreprise industrielle dans la rivière, ou ce geste de battre l’enfant, ou de rejeter
dans l’océan des milliers de poissons morts, ou celui de clouer un panneau de
propagande dans le tronc vivant d’un arbre.
Et que l’on s’efforce de répondre aussi à cette violence plus subtile et plus délibérée
encore, plus froidement intéressée, qui se répand comme un tissage ou une grille
de plus dans un nombre croissant de situations et de circonstances : les pratiques
publicitaires.
Cette Terre d’aujourd’hui a besoin d’hommes et de femmes désintéressés qui se
mettent au service d’une éthique nouvelle, une éthique commune à l’humanité
entière, en la percevant déjà, puis en la définissant simplement et en la vivant, la
répandant, avec les moyens du bord.
Dans les villages ici les animaux domestiques sont le plus souvent négligés, sinon
maltraités ; quant aux chats et aux chiens, ils prolifèrent sans aucun soin et se
débrouillent comme ils peuvent dans le sillage des humains, sont battus et se
battent entre eux – et les cas de rage augmentent à nouveau.
Ce matin nous avons trouvé dans un terrier creusé par leur mère non loin des
travaux d’excavation huit chiots à peine nés, leurs yeux encore clos.
Avant que s’ouvrent les yeux les chiots, et les petits en général, sont encore
seulement à mi-chemin du passage dans la définition physique du monde matériel ;
le seul changement important qui soit intervenu dans leur expérience sensorielle,
est une première découverte diffuse de l’espace et, dans cet espace, l’acte de
téter : leur organisme a juste commencé de fonctionner de manière autonome,
mais ils reconstituent l’atmosphère connue en demeurant serrés les uns contre les
autres ou se rassemblant dans la chaleur ambiante du corps de la mère pendant la
tétée. Ils pourraient encore retourner dans la poche amniotique et s’y réadapter.
Ainsi est-il encore possible de les noyer sans violence.
Quand on les plonge doucement dans l’eau, ils retrouvent la respiration fœtale et,
sans se débattre, continuent longtemps de se mouvoir ; ce matin, Somu et moi
avons compté plus d’une demi heure avant qu’ils ne s’immobilisent tout à fait, dans
le grand étang ensoleillé d’Irumbai.
Il n’est pas facile d’être certain que tel acte soit légitime ; par associations ou
glissements, et une sorte de contiguïté, on pourrait justifier d’autres actes
autrement motivés : l’existence physique pose cette sorte de questions presque à
chaque instant…
Quelles sont les alternatives à ce « meurtre », dans la situation locale présente ?
Ne pas intervenir revient à accepter passivement le danger croissant de
contamination de la rage, comme l’augmentation exponentielle des chiens errants
et mal nourris, transmetteurs de germes, maraudeurs et rendus parfois agressifs
par les mauvais traitements qu’ils reçoivent.