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Nos violences mutuelles sont le plus souvent polies et domestiquées, rôdées comme
un jeu d’escrime ou enrobée du poids convenable des sentiments.
L’Inde qui a institué, en un dépérissement millénaire, la violence des castes, a
prétendu ce siècle dernier prêcher au monde, par l’exemple d’un seul homme plus
chrétien que les évêques de Rome, l’idéal pratique de la non-violence, et l’a exploité
jusqu’à trahir dans son corps même la force et la vision de son âme résurgente.
L’Inde a laissé ses masses dériver dans l’inertie et la pauvreté de sens et de vie, la
pourriture de la pensée.
Comment mesure-t-on l’ampleur de la violence morale ?
Comment calcule-t-on la dévastation produite par un jeûne public, par une
immolation, par la volonté délibérée de s’étendre sur les rails au nom d’une cause
proclamée ?
Doit-on confondre violence et force d’âme ? Mais la violence n’est-elle pas toujours
et en tous les cas force déviée et pervertie ?
De quelles plaies et de quelles blessures doit-on faire le compte au tribunal de
toutes les violences infligées ?
*21-1-2000, Auroville :
Cette situation ne répond plus aux normes, qui m’est assignée comme une semelle
de plomb ; j’y suis ramené, tenu et maintenu, usé, érodé, nettoyé – comment le
savoir ? Il y a encore du désespoir et de la révolte ; les pulsions suicidaires
affleurent encore, comme ces courants bizarres, ces courants fous qui soudain
surgissent de nulle part dans le fond des mers.
Il y a tout, en fait : la gratitude et la certitude et la confiance, le sens puissant du
choix central et la réceptivité, et aussi la densité de l’impossibilité, de la question,
du tourment et de l’impuissance face à l’obscure perpétuation de la laideur, la
misère et la mort.
Il y a la rébellion même contre l’idéal, tel qu’il devient dans notre conscience
humaine ; la rage de vivre et de démolir toutes es identités creuses ; le sens de la
vanité de tout effort, et de l’abîme absurde entre cette construction collective dans
laquelle nous survivons sans joie et la manifestation d’une harmonie vivante où tout
vibrerait, où il n’y aurait plus d’inertie ni d’oubli. Et cette affliction de culpabilité
devant le monde, d’être si privilégié et pourtant de servir si mal et si peu.
On ne peut pas servir l’humanité : la notion même de service de l’humanité est
fallacieuse, car l’humanité n’est encore que l’habitation de maîtres rivaux ou
ennemis, un établissement qui a l’ego pour tenancier.
On peut éprouver le besoin de servir le vrai dans l’humanité, de s’unir à cette
perception d’une humanité intérieure qui tâtonne et s’efforce sans cesse de
s’accomplir ; mais comment le servir bien, ce vrai, tant qu’on ne l’a pas trouvé déjà
en soi-même avec cette certitude de contact qui seule permet de ne plus être
trompé, égaré, influencé, détourné ?
Il faut bien alors nommer le divin !
Puisque c’est de Cela et de Cela seul qu’il s’agit, originellement, relativement, et
ultimement !
Mais comment se débarrasser une fois pour toutes de cette formation si
terriblement réductrice d’un dieu séparé du monde – qui n’est que notre propre ego
séparé, projeté et sublimé par l’absence ?