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Comme si tout au fond, là, profondément obstrué ou empêché, ou difficile d’accès,
mais souverainement là, en attente, absolu, se tenait le vrai présent.
Et que d’y parvenir, de s’y rendre, était la seule chose nécessaire, ou la première
chose nécessaire, la condition pour que s’ouvre enfin un autre possible.
Et je me trouve dans ce passage, comme coincé juste là dans l’entrée d’un tunnel,
d’un goulet, retenu par une quantité de « choses » : mes désirs, mon sens du
devoir, de la solidarité, de la responsabilité, mon besoin de créer, ou même
d’offrir ; même mon aspiration, ou mon engagement d’harmonie et d’ordre ; même
mon sens d’appartenir à une aventure collective ; tout cela me retient comme un
bagage, ou un encombrement, une pesanteur ajoutée.
D’un côté, tout ici me semble petit, étriqué, rigide, artificiel.
Et pour rejoindre l’autre côté où tout est un, une seule cohésion infinie toujours
consciente d’elle-même, je suis trop fragmenté, trop dissipé ou morcelé pour
passer.
Je viens de terminer la lecture du livre de Lise Thouin (la nouvelle compagne de
Daniel Meurois) ; c’est passionnant, avec beaucoup d’honnêteté, d’ampleur et de
don ; il y a eu dans ce livre un ou deux moments qui m’ont ému aux larmes, tout
comme j’ai été ému à plusieurs reprises, intensément, étonnamment, pendant mon
séjour en France, à des instants de films ou d’un livre d’Izzo.
Cette émotion est d’une telle force qu’on ne peut plus la nommer ; c’est porté par
une vague qui traverse les vies, qui transcende justement ce temps linéaire.
Ce que ces instants ont en commun, c’est qu’ils canalisent ou laissent affleurer à
peu près intacte l’expérience d’une perfection de don, d’une synchronie de
reconnaissance, d’une gratuité d’aimer – car la perfection n’est pas un fait
immobile : c’est un maximum d’intégrité dans l’instant même, un maximum qui ne
compte plus, ne calcule plus, ne veut plus rien, mais se donne et, se donnant, voit
juste et agit juste. Et souvent ces instants là se manifestent circulairement ; c’est-
à-dire qu’il y a un, ou deux êtres, et il y a aussi un nombre, une foule, un écho
immédiat, une substance en résonance où la même vague est perçue
simultanément ; comme si l’on retrouvait là, alors, l’acte d’amour essentiel de la
multiplicité.
Et pourtant, ce livre est encore presque une surface, ou un abord : une silhouette
entrevue à travers un milieu qui demeure exclusif et séparé.
Toute ma vie j’ai été « bon public » : du moment où j’accroche, je me laisse
coloniser, impressionner.
J’ai longtemps cru que c’était un travers qu’il faudrait corriger, que cela ne pouvait
que me rendre influençable, une proie de tous les envahissements incapable de
s’orienter, incapable même de fidélité. Puis j’ai appris à me fier à un autre centre de
perception et j’ai découvert que je comprenais mieux et plus profondément les
êtres et les choses en me laissant envahir et en les devenant ; et que ce
phénomène, si je le laissais se produire sans chercher à le contrôler, était
momentané, c’est-à-dire qu’il avait à chaque fois sa propre durée. Et que si je me
gardais d’intervenir et ne me hâtais pas de recouvrer mon propre discernement
actif, et demeurais tranquillement disponible en laissant le mouvement s’accomplir,
se clore et se retirer, alors se formait très simplement une évaluation plus
compréhensive, sans effort, attentive, où les choses sont situées à leur place
relative dans le mouvement général.