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semblaient des maisons et de petits poissons d’argent en jaillissaient par espaces,

telle l’aiguille d’une couturière.

J’oscille de la fatigue à la joie, de la lassitude au plaisir d’être seul et de marcher en

quiétude. Ma main demande d’autres offices… modeler, donner des caresses, tenir

une barre, cueillir des grappes ou fouiller une rizière… j’ai besoin d’exercice.

*7-11-1969, Kuwait :

A l’aube, les muezzins ont retenti et, dans la pénombre de ma chambre, j’ai

ressenti avec émotion la grande, la seule Arabie. La voix principale modulait

longuement, versant les mots dans le flot du jour naissant et les sables du désert et

les horizons de la mer semblaient répondre à ces lentes exhortations d’un peuple,

d’un passé, d’une foi, réunis et conduits par la voix d’un homme fils qui, à la

frontière du noir et du blanc, à la levée du rouge et des ors, montait vers « Allah

qui est Un ». Les lieux s’épanouirent de l’assemblée des hommes qui, dans

l’isolement de leur corps, au lever de cet autre jour, allaient dire le lien unique qui

les joint à l’éternel. L’égalité des individus est alors totale.

Dans mes rêves se croisent ou se retrouvent les femmes qui ont gouverné mon

enfance et mon adolescence. Cette nuit Mammy, infirme, tentait de transporter en

les soulevant à chaque pas pour les reposer devant elle deux légères bassines d’eau

dont elle avait besoin… et je comprenais, en la découvrant ainsi aller dans une cour,

que je devais être constamment près d’elle car j’étais seul à pouvoir la secourir,

dans les gestes mêmes du quotidien. Puis ma mère, et Ch., la seconde femme de

mon père, et Lily ma marraine, dansaient pour moi, un rire complice les unissant,

avec des attitudes de joie et d’amour contenu, comme une offre qu’elles me

faisaient de leur jeunesse inaltérable de femmes mûres dont la beauté ne s’éteint

pas mais se transforme.

Il y a, chez le jeune Indien que j’ai rencontré, une grande carte du monde et nous

sommes restés longtemps à la couvrir de nos désirs, y pointant d’un doigt

souverain les régions que nous avions déjà traversées et caressant, anxieux, celles

que nous voulions parcourir

*8-11-1969, Kuwait :

…Toujours pas de bateau en partance… j’ai décidé de prendre l’avion pour Bombay

ce soir même…

Demain, l’Inde.

*9-11-1969, Bombay :

…Un peu avant que la nuit se dissipe, l’avion s’est posé et la porte s’est ouverte sur

une tiédeur pénétrante… je suis resté quelques temps à la sortie de l’aéroport,

hagard, ébloui…

J’ai retrouvé l’extrême beauté des visages, la science gestuelle un peu douloureuse

des femmes…

L’Inde.

Corbeilles de fleurs, couleurs portées, mouvantes sur les corps, jambes nues,

chevelures, enfants blottis sur une couverture, vieillards à la démarche vive, rien ne

s’arrête, chaque être est une force. J’ai dormi. J’ai marché longtemps avant de

trouver un plat de riz sans épices. La sueur coule, j’ai maigri.

Je ne sais rien.

Tiendrai-je ?