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*11-11-1969, Goa :

…La nuit, des groupes de mouettes marquent des fuites blanches jusqu’aux cris de

la forêt. Le jour, les corbeaux les rejoignent.

Le sel et le soleil ont délassé mon corps. J‘ai une chambre en bois dans une maison

en bois. Le sable s’étend au devant des arbres, la ville est silencieuse, des croix de

pierre se tiennent entre les branches, la façade pâle de l’église accueille le voyageur

par de vastes escaliers que les siècles ont brunis. J’irai alentour, dans les villages,

la forêt, je verrai les temples. Les visages ont une calme douceur. Je me fais faire

mon habit d’Inde et m’apprête pour les mois à venir.

Là, la mer arabe et les voiliers aux multiples flammes blanches ; là, les rivières, le

bleu devient gris, l’eau charrie des mondées de sable, les arbres reçoivent la

lumière.

J’ai croisé quelques « beatniks », les yeux baissés tels des vierges, trop sales et

trop semblables.

Il y a deux nuits, j’ai eu un rêve étrange : une voix me disait « Entre, mon

enfant ! », tandis que je sentais le sang monter dans ma tête, mon cœur s’arrêter

et ma conscience quitter mon corps… je décollais… ; j’ai eu le réflexe de respirer

très profondément et je suis revenu.

*Novembre 1969, Colva Beach:

Quelques gouttes de pluie effleurent les palmes et un arc en ciel s’élance en

auréole, cernant la maison, puis se dédouble et son reflet présente l’envers de ses

couleurs. Le soir, la boule de feu approche de l’horizon : à l’instant du contact, un

voilier se profile sur la ligne dernière de la mer et traverse la fleur flambante ; il la

quitte alors qu’elle s’enfonce au large du visible. Alors les couleurs montent à

l’encontre de la nuit et la foule blanche de la mer se renouvelle, la vie bat sur le

sable autour des mares d’or rougi.

Au milieu du jour, de longues files de femmes, leurs têtes supportant de larges

panières, avancent sur la grève, croisant des files d’hommes vêtus de pagnes, leurs

corps blanchissant la poudre de sable, qui soutiennent d’immenses filets. Sous les

cocotiers, des hommes se groupent autour du cadavre d’un grand poisson ; ils le

dépècent, et des tâches pourpres s’affirment dans la douceur de l’ombre. Vers

l’intérieur, les rivières cessent leur cours pour s’étendre entre les roseaux, des

nénuphars et des lotus en jaillissent, les buffles s’y tiennent immobiles.

Au bord de l’estuaire, une fleur de pierre : un temple.

Puiser l’eau dans les jarres, rentrer dans la maison, la fraîcheur du sol après la

brûlure du sable. S’étendre la nuit venue sur une natte, la bougie reculant la clarté

de la lune à la limite du mur. A Panaji j’ai rencontré un Danois, immense front pâle

et des yeux qui sourient avec une sorte de douleur, avec sa jeune femme et leur

bébé. Une nuit blanche sur la plage de Calangute, les bras le long du corps,

l’intérieur s’émeut et quitte peu à peu la pesanteur, s’élève vers les étoiles, voyage

parmi elles, agglomérats soudains ou lignes écartées, géométries stables des

mirages dimensionnels ; l’océan accable la plage de son vacarme et la forêt donne

à la nuit tous ses bruits ; pour trouver le silence, il faut accompagner la fusion des

sons dans un rythme régulier qui devient celui du sang.

J’ai passé avec mes amis les premiers jours de leur vie nouvelle ; leur maison est

pareille aux autres, au bord de l’ombre, face à la mer ; le vent en caresse les

palmes séchées. Nous avons parlé et nous sommes écoutés. D’autres aussi sont

venus, apportant le plat de riz, la bourse de haschich et le shilom. Ils sont là,

nombreux, se réfugiant en la niant dans une sécurité stérile, piétinant dans leur

similitude. Ils sont venus du Népal où ils se trouvaient plus encore, ils ont traversé