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Publication animée

I L L E - e t - V I L A I N E H E U R E U S E

H E U R E U S E

I L L E - e t - V I L A I N E

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P R É F A C E

Quoi de plus logique qu’un beau livre pour honorer un beau départe- ment? Ce département, c’est bien sûr l’Ille-et-Vilaine, que l’on pourra ainsi revi- siter si l’on en est originaire, ou découvrir si l’on y est seulement «de passage». De passage, le Crédit Agricole ne l’est pas. Il est même solidement ancré à ce territoire qu’il connaît bien, qu’il valorise et qu’il accompagne au quotidien. Car le Crédit Agricole est la première banque du département, une entreprise mutualiste et donc proche de celles et ceux qui «font » l’Ille-et-Vilaine. De fait, ce livre est une nouvelle façon de rendre hommage à cette terre au sens large, comme un prolongement symbolique de notre action. Paysages, histoire, patrimoine, vie culturelle, il est une ode à ce qui fait notre richesse commune.

Marie-Françoise Bocquet Présidente du Conseil d’administration du Crédit Agricole d’Ille-et-Vilaine

Jean-Pierre Vauzanges Directeur général du Crédit Agricole d’Ille-et-Vilaine

L A m a r c h e

B R O C É - L I A N D E

A U F I L D E L’ E A U

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R E n n e s

L A C ô t e d ’ é m e - r a u d e

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* Il aura fallu attendre la fn du Moyen Âge pour que la paix s’installât enfn entre la Bre- tagne et le royaume de France. Mais ces afres ont laissé bien des vestiges sur les terres de la Marche. Des vestiges qui ont plus d’une fois inspiré le poète, et qui font la richesse et le patrimoine d’aujourd’hui. M É D I É VA L E *

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eut d’excellentes raisons de s’intéresser à Fougères puisque Juliette Drouet — avec qui il entretint une liaison pendant un demi-siècle — était originaire de cette ville. Comme en honneur de cette idylle, se dresse la façade néo-baroque richement ornementée du théâtre Victor Hugo, édifé en 1886 et superbement restauré. Sur cette place du Théâtre perdure l’atmos- phère qui inspira le roman Quatre-vingt-treize (1879). Notons, au passage, qu’Hugo se permit de déplacer la tour Mélusine, transportée pour la circonstance à la lisière de la forêt de Fougères et rebaptisée la Tourgue, qu’il décrit comme « une haute et large tour, à six étages, percée çà et là de quelques meurtrières, ayant pour entrée et pour issue unique une porte de fer donnant sur un pont-châtelet ».

Les interminables murailles crénelées de Fougères et le château fort de Vitré entretiennent le souvenir des temps médiévaux, quand la partie orientale de l’Armorique était le bouclier opposé aux visées territoriales des rois francs. L’épisode com- mença au ix e siècle, lorsque Louis le Pieux choisit pour duc de Bretagne un certain Nominoë (800-851), seigneur de Vannes. Or celui-ci réunit autour de lui toute la noblesse bretonne pour établir, à la pointe de l’épée, une dynastie indépendante. La Marche de Bretagne — ainsi désignait-on cette contrée — devint alors, et pour plusieurs siècles, le théâtre de luttes incessantes qui ne trouvèrent leur fn qu’en 1491, avec le mariage d’Anne de Bretagne et de Charles VIII, roi de France. Cependant, si le nombre de ses fortif- cations témoigne du caractère hautement stratégique de cette frontière, des villes et bourgades comme La Guerche-de-Bretagne, Martigné, Grand-Fougeray, Redon, afchent une prospérité ancienne qui rappelle que les confns de la Bretagne et du royaume franc furent aussi le lieu d’intenses échanges commerciaux. Fougères est sans aucun doute le site le plus emblé- matique de la Marche de Bretagne, avec sa ceinture de remparts spectaculaire et ses vieux quartiers. D’au- tant que Victor Hugo et Honoré de Balzac ont ajouté une dimension littéraire à l’histoire des lieux. Hugo

Fougères, décor des Chouans pour Honoré de Balzac

Chez Balzac, Fougères est le décor d’une partie du roman qui inaugure le cycle de la Comédie humaine : Les Chouans. Il décrit les lieux avec la précision d’un guide touristique qui nous mène parmi les vieux quartiers de la ville haute et la vallée du Nançon, aux magnifques jardins. Ainsi du chapitre III : «Un

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Sur les tympans et les clochetons des églises gothiques comme sur les charpentes des maisons à pans de bois, les sculpteurs du Moyen Âge aimaient représenter des fgures grotesques ou tragiques, souvent inspirées par des personnalités locales.

jour sans lendemain ». L’itinéraire trouve son point de départ sur le parvis de l’église Saint-Léonard, « [...] gothique dont les petites fèches, le clocher, les arcs-boutants en rendent presque parfaite sa forme en pain de sucre. » Et le parcours se poursuit ainsi : « […] à dix toises des murailles et des roches qui sup- portent cette terrasse due à une heureuse disposition des schistes et à une patiente industrie, il existe un chemin tournant nommé l’escalier de la Reine, pra- tiqué dans le roc, et qui conduit à un pont bâti sur le Nançon par Anne de Bretagne. » Par ce réalisme, Balzac inaugura une nouvelle approche du genre romanesque qui explique — entre autres — l’intem- poralité de son œuvre. Explorer Fougères en suivant Balzac mène imman- quablement au château. Site majeur de la ville, il est un archétype des forteresses médiévales, et la course d’une tour à l’autre sur les chemins de ronde fait maudire le roi d’Angleterre qui, en 1166, fit raser

le donjon : celui-ci devait être pour le moins vertigi- neux, tant les tours Surienne et du Cadran dominent déjà, et de haut, la vaste église Saint-Sulpice.

Vitré, moins spectaculaire, plus belle encore

Bien que ses remparts soient moins spectaculaires que ceux de Fougères, Vitré reste la plus belle cité médiévale de toute la Bretagne. Venant de Château- bourg, on la contemple en son ensemble depuis les Tertres-Noirs. De cette éminence, le château, les anciens remparts, les clochers, les toitures des mai- sons médiévales composent un décor unique, signe de la prospérité de cette vieille cité qui connut la fortune entre le xv e et le xvii e siècle grâce au tissage du chanvre, de la laine et du lin. Passé les Tertres- Noirs, on atteint au faubourg du Rachapt, qui tient

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Par leurs paysages, les campagnes de la Marche de Bretagne montrent qu’il n’existe aucune frontière naturelle entre l’Armorique et les provinces voisines. Aussi passe-t-on insensiblement d’une contrée à l’autre. Dans la partie nord de la Marche, le quadril- lage strict des prés, des vergers et des bois est une prolongation du bocage typique de la Normandie ; plus au sud, la bucolique rondeur des perspectives, associée à un climat plus clément, évoque bel et bien les douceurs de l’Anjou. Vers Vitré par exemple, sur la route de La Guerche-de-Bretagne, la transition s’efectue vers Argentré-du-Plessis, à la hauteur des Rochers-Sévigné. De la marquise de Sévigné (1626-1696) qui y séjournait souvent, le château

son nom de ce que durant la guerre de Cent Ans, lors d’un siège, le paiement d’une rançon décida les Anglais à lever le camp. Le pont sur la Vilaine ofre une jolie vue sur un lavoir ancien à l’imposante toi- ture. Et comme on gravit la rue du Val, accrochée au rempart pour atteindre la poterne Saint-Pierre, la vue s’élargit sur les jardins du Rachapt. C’est par un tunnel ménagé dans le rez-de-chaussée d’une maison à pans de bois que l’on entre dans Vitré, débouchant sur la place de l’église Notre-Dame ( xv e - xvi e siècles). Dans le prolongement de son parvis, près d’un bâtiment administratif, une terrasse ofre une vue panoramique sur l’enflade des murailles de la ville et, en dessous, sur la promenade des remparts. Là commence l’in- tense lacis de ruelles et de passages qui constitue le Vitré médiéval. Comme cette rue Poterie où se suc- cèdent des maisons à porche et pans de bois : la plu- part d’entre elles abritent des commerces tout à fait modernes, et les vitrines font de curieux contrastes entre le contenu et le contenant. Comme cette autre rue Beaudrairie où se succèdent des maisons à colom- bages, encorbellements et façades d’ardoises. En haut, la place du Château. Entièrement dégagée et réservée aux piétons, cette esplanade permet de contempler, sans rien qui vienne troubler la vue, la fantasmago- rique entrée du château de Vitré. Le pont-levis franchi, le visiteur découvre une vaste cour où se dresse, à droite, l’édifce à galerie qui abrite l’hôtel de ville. Il fut construit sur l’emplacement du logis seigneurial et dans un style néogothique, au début des années 1900. À son extrémité, la tour de Montaflant ofre un vaste panorama sur la ville basse. À l’opposé, la tour Saint-Laurent abrite un musée et nombre d’ob- jets témoins de la vie ancienne.

C’est par un tunnel ménagé dans le rez-de- chaussée d’une maison à pans de bois que l’on entre dans Vitré, débouchant sur la place de l’église Notre-Dame.

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Et comme un rappel du rôle défensif de la Marche de Bretagne, se dresse la tour Du Guesclin, unique vestige d’un important château médiéval.

dans le Finistère. En réalité, ce superbe exemple de l’art gothique famboyant fut édifé en… 1873. Par ailleurs, la place de l’Église ofre un charmant spec- tacle avec une série de maisons à porches et pans de bois comme on en voit à Vitré. Derrière la place, les rues du Cheval-Blanc, d’Anjou et des Chapelles possèdent aussi de belles demeures anciennes : de toute évidence, La Guerche fut une des cités pros- pères qui commerçaient avec l’Anjou voisin. Il en va de même avec le bourg coquet de Grand-Fougeray, tapi autour d’une église romane dont le clocher s’orne d’un curieux clocheton de bois peint. Et comme un rappel du rôle défensif de la Marche de Bretagne, juste à côté, se dresse la tour Du Guesclin, unique vestige d’un important château médiéval. À l’extrême sud du département, Redon présente la particularité d’occuper l’exact point de rencontre entre le Morbihan, la Loire-Atlantique et l’Ille-et-Vilaine, dont elle est une sous-préfecture. Trois départements et deux régions administratives (Bretagne et Pays de la Loire) confnent ainsi en une seule ville. Cette curiosité administrative tient de ce que le feuve Vilaine se trouve ici rejoint par un afuent : l’Oust. Mais il y a plus curieux encore, car cette confuence se trouve elle-même croisée par le canal de Nantes-à-Brest, tandis que deux écluses, aménagées l’une sur la Vilaine et l’autre sur le canal, donnent accès au bassin d’un port maritime. Redon se donne ainsi des airs de «Venise bretonne », laby- Redon et ses cours d’eau ont des airs de Venise bretonne

des Rochers a conservé le souvenir. Un petit musée y reconstitue l’atmosphère dans laquelle fut rédigée une bonne part de cette correspondance qui devint Les Lettres de Madame la marquise de Sévigné et créa un nouveau type de littérature : le genre épistolaire. En témoigne cet extrait, en date du 22 juillet 1671, sans doute rédigé au retour d’une promenade dans la campagne : « Savez-vous ce que c’est que faner ?... c’est retourner du foin en batifolant dans une prai- rie, dès qu’on en sait tant, on sait faner. » Quant au château, et bien que ses tours pointues lui donnent des airs de manoir de conte de fées, il conserve à ce point l’aspect sévère des châteaux forts qu’on se demande comment la papillonnante marquise pou- vait bien s’y plaire… À La Guerche-de-Bretagne, quelle surprise en arrivant dans le bourg ! Alors que la Mayenne se trouve à un jet de pierre, on est au pied d’un de ces clochers à jour typiques de la Bretagne bretonnante. Et pas n’im- porte lequel, tant il rappelle la vertigineuse fèche du Kreisker, qui fait la ferté de Saint-Pol-de-Léon,

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Sur la place principale de La Guerche-de- Bretagne, on imagine sans peine quelle pouvait être l’animation des marchés et des foires au Moyen Âge, lorsque les galeries des demeures à pans de bois abritaient les transactions entre négociants bretons et angevins.

rinthe nautique où il ne faut pas s’étonner de se sentir un peu égaré au premier abord. Approcher les lieux depuis le quai Saint-Jacques permet d’en cerner l’esprit. On s’y trouve entre la Vilaine et un rempart qui, avec la fèche gothique de l’église abbatiale, laisse imaginer la puissance passée de la ville. Et pourquoi Saint-Jacques ? Parce qu’au temps du pèlerinage de Compostelle, certains voyageurs embarquaient à Redon pour rejoindre Bordeaux par la mer. À chaque marée montante en efet, les quais de la Vilaine accueillaient par dizaines les petits navires poussés par le fot. Au bout du quai, le pont Saint-Nicolas domine le croisement entre le feuve et le canal de Nantes-à-Brest : les nombreux anneaux scellés dans les quais, les restes des treuils, donnent une idée de la difculté de la manœuvre quand il y avait un peu de courant. De l’autre côté du canal, le quai Duguay-Trouin est bordé de demeures d’armateurs dont les rehausse- ments de tufeau disent l’aisance certaine. En retrait des quais, des maisons plus basses permettent de se

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faire une idée du petit monde d’artisans qui vivait ici autrefois : charpentiers, poulieurs, voiliers... La rue du Plessis y donne sur le bassin à fot : bordé d’anciens entrepôts, il paraît immense. Et comme il communique à la fois avec la Vilaine et le canal, il est le point de rencontre entre deux univers, celui du canal et celui de l’océan. Voilà pourquoi l’ani- mation est permanente au pied de la petite grue où les voiliers qui remontent la Vilaine vers la Manche couchent leur mât sur le pont afn d’entrer dans le canal, tandis que les autres, sur le point de retrou- ver la mer, remâtent… Pour autant, la célébrité de Redon ne tient pas à sa position géographique. Elle est née de l’abbaye fon- dée en 832 par l’Irlandais Conwoïon, qui apporta son appui spirituel au chef breton Nominoë, permettant à ce dernier de battre l’armée de Charles le Chauve en 845 et d’obtenir l’indépendance de la Bretagne. C’est ainsi que fut édifée l’immense église abbatiale Saint-Sauveur, qui présente aujourd’hui une disposi- tion bien étrange : à l’édifce roman surmonté d’une tour s’ajoute, séparée de la nef, une tour gothique solitaire. Il faut dire que l’abbaye, comme la ville qui l’abrite, compte bientôt douze siècles d’histoire.

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Tours et tourelles, douves et fossés, chemins de ronde à créneaux, mâchicoulis, meurtrières: l’architecture militaire médiévale impressionne toujours. Les remparts de Fougères (y compris page précédente) illustrent parfaitement le principe selon lequel, jusqu’à l’invention du canon, un dispositif de défense devait avant tout faire peur à l’assaillant, et le persuader que toute

tentative de monter à l’assaut connaîtrait une issue funeste.

À Fougères comme à Vitré, les maisons à pans de bois et les moulins plusieurs fois centenaires rappellent que très peu de moyens sufsent pour bâtir des édifces durables et des mécaniques au mouvement perpétuel. Bois des charpentes, paille et eau du torchis, ardoise des toitures: les matériaux de construction se trouvaient tous sur place. Quant aux moulins... A-t-on jamais vu une rivière bretonne à sec?

Depuis le point de vue des Tertres-Noirs, les remparts, les tours et les clochers qui émergent de la frondaison des grands arbres, donnent à Vitré un authentique caractère médiéval. Mais dans la cour du château,

les vastes fenêtres à meneaux signent l’époque — au début de la Renaissance — où les forteresses se transformèrent en résidences.

À partir d’un escarpement dominant la Vilaine, Vitré se développa sur le coteau abrupt qui sépare les remparts de la rivière. C’est pourquoi les rues pentues du quartier du Rachapt sont bordées de maisons à plusieurs niveaux, dont le rez- de-chaussée correspond parfois à leur deuxième ou troisième étage. Pour résider dans Vitré, il ne faut pas craindre de gravir ou de descendre sans cesse des escaliers…

Moins connues que Fougères et Vitré, d’autres cités

marchandes ou fortifées de la Marche de Bretagne ne manquent pourtant pas de caractère. Ainsi La Guerche-de-Bretagne, avec sa place du marché bordée de maisons à pans de bois et galeries; ou Grand-Fougeray, dont l’imposante tour Du Guesclin est le vestige d’un château fort ainsi baptisé quand le fameux connétable le reprit aux Anglais, vers 1350.

CLASSÉE MONUMENT HISTORIQUE À PLUSIEURS TITRES, L’ABBAYE SAINT-SAUVEUR FAIT PLUS QUE JAMAIS LA FIERTÉ DE LA VILLE. Si l’abbaye de Redon m’était contée

c’est au tour de la congrégation enseignante des Eudistes de racheter l’édifce pour y ouvrir un collège religieux. La vocation du bâtiment, propriété du Comité redonnais de l’enseignement catholique, n’a pas changé depuis lors. Mais les bâtiments conventuels sont devenus monument historique en 1990. Au nombre des lieux

Rattachée à l’ordre des bénédictins, fondée en 832 par Conwoïon, l’abbaye Saint- Sauveur de Redon connaît son apogée aux xi e et xii e siècles, où des constructions nouvelles – le transept, la tour romane - viennent s’ajouter aux plus anciennes. Au xvii e siècle, Saint- Sauveur aura même Richelieu comme abbé commendataire. Il fera reconstruire les bâtiments avec des décors baroques. Mais la Révolution n’épargne pas l’abbaye. Les moines sont expulsés, le patrimoine est scindé. L’église abbatiale devient église paroissiale, et les bâtiments conventuels sont vendus comme bien national. Ils connaîtront plusieurs propriétaires. En 1838, conventuels en style classique

Au nombre des lieux remarquables, la galerie des Angelots, ouverte au public depuis le cloître.

remarquables, la galerie des Angelots (des sculptures d’anges

musiciens ornent la retombée des voûtes), ouverte au public depuis le cloître, lui-même accessible aux Redonnais et aux touristes. Devenue l’un des joyaux de Redon, cette galerie récemment rénovée fait la ferté de la ville qui y donnera bientôt de nombreuses expositions.

La diférence est frappante entre le cloître xvii e et

l’architecture romane de la tour qui domine l’abbaye. En 1622, en efet, Saint-Sauveur de Redon eut pour abbé commendataire un certain Richelieu, qui ft reconstruire l’abbaye et donna son nom au cloître. Des sculptures y font référence à la Bretagne, au roi de France et à la congrégation de Saint-Maur.

Étonnant contraste entre ces deux images... Quelques dizaines de mètres à peine séparent le quai où s’est amarré un petit navire taillé pour la haute mer, et le cours paisible de la Vilaine qui sillonne dans une campagne verdoyante. Que l’Atlantique se trouve à plus de 30kilomètres n’empêche pas Redon d’être un port maritime très fréquenté, jadis

par les caboteurs et aujourd’hui par les plaisanciers.

M A G I Q U E * *Au commencement était le récit imaginaire de l’un des premiers écrivains de langue française, Chrétien de Troyes. C’était au xii e siècle. Plus tard, bien plus tard, la légende des chevaliers de la Table ronde s’est transportée jusque dans la réalité, celle des forêts pro- fondes — et parfois étranges — d’Ille-et-Vilaine.

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Mieux qu’un massif forestier aux paysages sublimes, Brocéliande est un lieu magique. Est-ce pour se préserver qu’il ne fgure pas sur les cartes de l’Ins- titut géographique national, où il se dissimule sous la banale mention : «Forêt de Paimpont»? La plus célèbre des forêts armoricaines n’a eu, plusieurs siècles durant, d’autre existence que littéraire puisque Brocéliande naquit au xii e siècle, de l’imagination de Chrétien de Troyes (1135-1183), premier romancier de la littéra- ture française avec les aventures des chevaliers de la Table ronde. Perceval ou le conte du Graal, Yvain ou le Chevalier au lion, Lancelot ou le Chevalier à la charrette, tous prennent pour décor les futaies d’une forêt située en Petite Bretagne. Pourtant rien, dans les textes de Chrétien de Troyes, n’autorise à situer Brocéliande à l’emplacement de la forêt de Paimpont. C’est que la fn du xix e siècle connut un regain d’intérêt pour l’histoire médiévale et les cultures régionales. Dans les milieux bourgeois, on se passionna pour la chevalerie et l’héraldique. On redécouvrit la belle histoire d’Arthur, roi de Petite et de Grande Bretagne, qui réunissait ses fdèles seigneurs autour d’une table dont la forme circulaire supprimait toute préséance. Lancelot, Perceval, Yvain, étaient les chevaliers de la Table ronde, à qui leur roi avait donné pour mis- sion de retrouver le Graal, cette coupe dans laquelle

avaient été recueillies les dernières gouttes du sang du Christ. Par jeu ou par naïveté, des cercles celtisants de Rennes traitèrent ces romans comme des récits his- toriques. Ils se mirent donc en quête de Brocéliande et fnirent par la situer dans la futaie profonde et les reliefs escarpés de la forêt de Paimpont.

Un rêve devenu réalité

Les historiens amateurs y identifèrent de manière formelle le Val-sans-Retour, le Miroir-aux-Fées, les fontaines de Barenton et de Jouvence. De plus — et qu’importe l’énormité de l’anachronisme — des mégalithes se trouvèrent baptisés Maison de Viviane et Tombeau de Merlin. Par la suite, en reprenant tous ces noms, des brochures touristiques attribuèrent à Brocéliande une existence historique qui se trouva encore renforcée, dans les années 1940-50, lorsque le recteur de Tréhorenteuc, hameau situé à la lisière occidentale de la forêt, transforma son église en un temple ésotérique de la Table ronde. Aujourd’hui, parcourir les 9000 hectares de la forêt de Paimpont comme si elle était véritablement la Brocéliande du cycle arthurien, donne à la promenade une dimension unique. Mais pourquoi s’interdirait-on de rêver?

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Un petit menhir à côté d’un arbre solitaire: c’est le Tombeau de Merlin qui, dans une sobriété espérances. Nombre de visiteurs viennent y déposer un vœu sous la forme d’un message glissé dans une anfractuosité de la roche. absolue, accueille les plus folles des

Son « temple de la Table ronde », la proximité immé- diate du Miroir-aux-Fées et du Val-sans-Retour, ont fait de Tréhorenteuc le point d’accès privilégié à la forêt de Brocéliande. Le premier objet qui s’impose au regard, près de l’église, est la statue en bronze d’un prêtre à l’air sévère : l’abbé Gilard, recteur de la paroisse entre 1942 et 1953. C’est lui qui transforma l’église en un sanctuaire arthurien où l’Évangile est traité de manière quelque peu ésotérique, comme en prévient cette mystérieuse inscription à l’entrée de l’édifce : « La porte est en dedans ». Mais la signifcation de ce message importe moins que la beauté du lieu, qu’il s’agisse de la splendeur des vitraux inspirés par la quête du Graal, ou de l’éclat de la mosaïque au cerf blanc et aux lions rouges sur fond d’or. À quelques minutes à pied depuis l’église de Tré- horenteuc, le Miroir-aux-Fées conserve le souvenir des fées Viviane et Morgane, qui venaient s’y mirer.

Comme elles, il faut y venir très tôt le matin quand, dans le calme absolu de l’aurore, la surface de l’eau réféchit les images aussi bien qu’une glace. L’atmos- phère du petit jour vous trouve naturellement dis- posé à accueillir les légendes comme des vérités his- toriques. Ainsi donc, Viviane était une fée redoutable qui proftait honteusement de l’amour que Merlin lui vouait pour soutirer à l’enchanteur des recettes magiques qu’elle appliquait à de noirs desseins. Quant à Morgane, sœur du roi Arthur, elle ne pouvait se consoler d’avoir été trahie par son amant. Pour se venger des hommes, elle enfermait dans le Val-sans- Retour les chevaliers qui, pendant leur interminable quête du Graal, avaient trahi leur serment de fdélité à la dame de leurs pensées. Précisément, l’étang du Miroir-aux-Fées est alimenté par le ruisseau qui coule dans la vallée encaissée dite Val-sans-Retour. Un sen- tier s’y engage, donnant accès à l’enfer où les che- valiers infdèles étaient condamnés à errer sans fn.

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de laquelle fut bâtie, au xix e siècle, un corps de logis de style Renaissance. Aujourd’hui, Comper abrite le Centre de l’imaginaire arthurien, association qui s’at- tache à donner vie à la légende. À la lisière de la forêt vers Saint-Malon-sur-Mel, le Tombeau de Merlin est un vestige d’allée couverte au milieu duquel a poussé un houx. Pendant des années, ce mégalithe demeura perdu en pleine végétation, avant de devenir un véritable lieu de pèlerinage, sujet de curiosité pour tant de visiteurs qu’il fallut aménager le site. Désormais féché et encadré de barrières, le Tombeau de Merlin a perdu de son charme, mais peut- être pas de sa magie puisque les enfants déposent des dessins au creux des pierres, et certains adultes des vœux naïfs. À quelque distance, au bord de l’étroite route qui longe la futaie, la Fontaine de Jouvence ne

Lorsqu’ils tentaient de sortir de cette gorge, un rideau de fammes les arrêtait. Aujourd’hui encore, ces fammes sont bien visibles au petit jour, lorsque les premiers rayons du soleil levant illuminent les lames de schiste rouge qui hérissent les crêtes au-dessus du val.

Légendaire, la forêt fut aussi dévastée par un incendie en 1990

Sur la berge du Miroir-aux-Fées, un éclat de lumière dans le sous-bois attire le regard vers le tronc et les maîtresses branches d’un arbre entière- ment doré à la feuille. Quatre autres arbres l’enca- drent, tout aussi nus mais peints en noir, plantés sur un tapis de pierres rougeâtres acérées dont les pointes se dressent vers le ciel, telles des fammes. C’est l’Arbre d’or. Le monument n’a rien à voir avec la légende arthurienne mais il rappelle qu’en 1990, une grande partie du massif forestier de Paimpont disparut dans un incendie. La partie nord de la forêt abrite les autres sites majeurs de Brocéliande : le château de Comper, le Tombeau de Merlin, les fontaines de Jouvence et de Barenton. À Comper, le refet de l’actuel château dans le grand étang qui le borde peut très bien fgurer le palais de cristal que l’enchanteur Merlin édifa pour la fée Viviane. De fait, ce palais magique possédait la vertu de demeurer invisible au commun des mortels, pour qui il prenait l’apparence d’un lac. D’un point de vue historique, l’actuel château de Comper résulte d’une forteresse médiévale démantelée à l’époque des guerres de la Ligue (dernières années du xvi e siècle), à partir

Pendant des années, le Tombeau de Merlin demeura perdu en pleine végétation, avant de devenir un véritable lieu de pèlerinage, sujet de curiosité pour les visiteurs.

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Puisque rien n’interdit de placer Brocéliande là où on le souhaite, il revient à chacun de choisir dans quelle forêt mener sa propre quête du Graal.

taine pour déclencher un orage. Obtenir une grâce de l’enchanteur n’oblige heureusement pas à prendre de tels risques, puisqu’il suft de tresser une couronne de bruyère qu’on déposera à la surface de l’eau. Pour des raisons qui restent ignorées, un site pour- tant exceptionnel et contemporain des chevaliers de la Table ronde, ne fut pas retenu comme un haut lieu arthurien. Le Chêne à Guillotin, âgé de mille ans ou plus, atteint 20mètres de haut et 9,60mètres de cir- conférence. Son nom lui vient d’un prêtre réfractaire qui y trouva une cachette pendant la Révolution, l’abbé Pierre-Paul Guillotin. Cet authentique monument se trouve sur la route qui longe la forêt entre le château de Comper et Tréhorenteuc. Puisque rien n’interdit de placer Brocéliande là où on le souhaite, il revient à chacun de choisir dans quelle forêt mener sa propre quête du Graal. Ce pourrait même être aux portes de Rennes, puisqu’à moins de dix kilomètres en direction de Fougères, les forêts de Rennes, Chevré, Lifré et Saint-Aubin-du Cormier, éloignées les unes des autres de quelques kilomètres à peine, totalisent près de 7000 hectares de chênes, de hêtres et de pins. Ces quatre futaies possèdent chacune un charme particulier. La forêt de Rennes plaîra volontiers aux enfants, qui pourront y suivre le parcours écologique spécialement conçu pour eux autour de l’étang des Mafrais, à côté de Saint-Sulpice-la-Forêt. Il en sera de même pour Saint- Aubin-du-Cormier, où chacun pourra s’inventer tous les itinéraires sans craindre de se perdre. La forêt de Chevré, à l’inverse, conviendra mieux aux amateurs de nature sauvage, qui pourront s’y promener un peu au hasard, sans itinéraire balisé. Dans la partie orientale de ce massif, toutefois, près de Broons-sur-

connaît pas la même fréquentation. Mais peut-être ses eaux supposées miraculeuses ne répondent-elles pas aux espérances que son nom peut susciter…

Un bassin où crèvent de grosses bulles d’azote à la surface de l’eau

Il n’en va pas de même pour la fontaine de Barenton, aujourd’hui devenue, comme le Tombeau de Merlin, un lieu de pèlerinage. Sachant qu’en ces lieux, l’enchanteur Merlin en son vieil âge se laissa prendre à la séduction maléfque de la fée Viviane, s’étonnera-t-on d’y accéder depuis un hameau joli- ment baptisé Folle-Pensée ? Un sentier conduit en plein sous-bois à un bassin où, de temps à autre, de grosses bulles d’azote viennent crever à la surface de l’eau. Le phénomène contribue au caractère étrange de la source, d’autant que selon la légende, il suft de verser un peu de son eau sur le perron de la fon-

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Ce double alignement de mégalithes est baptisé Jardin-aux- Moines parce que, selon la légende, une communauté monacale qui se consacrait plus aux agapes qu’aux ofces religieux fnit par déclencher

le courroux divin : les frères amateurs de bonne chère furent transformés en pierres…

Vilaine, le quadrillage serré et régulier des chemins forestiers autorise de belles balades sans risque de s’égarer. D’autres promeneurs plus entraînés pour- ront se lancer dans des randonnées plus ambitieuses, reliant les forêts de Lifré et de Rennes. Dans le nord du département, entre Fougères et Dol- de-Bretagne, la forêt de Villecartier possède 1000 hec- tares de hêtres et de chênes, dont quelques géants multicentenaires comme le chêne des Pétils et le hêtre Royal. Cette futaie exceptionnelle entretient le souvenir de Colbert, ministre de la Marine sous Louis XIV, qui avait organisé la gestion des forêts françaises pour les siècles à venir, de telle sorte que le royaume disposât toujours du bois nécessaire à la construction des vaisseaux de guerre. Ainsi naquit le principe de l’exploitation à long terme des forêts… Aujourd’hui dédiée aux loisirs, Villecartier met aussi en valeur son patrimoine historique, via un itinéraire de randonnée qui relie des lieux riches de souvenirs. Ici une borne milliaire qui balisait une voie romaine;

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là une colonne édifée pour commémorer l’exécution d’un Chouan ; ailleurs encore la reconstitution d’une cabane de sabotier.

Les pierres de plusieurs tonnes ont été transportées par des fées

Entre Combourg et Saint-Malo, les 600 hectares de la forêt du Mesnil abritent un trésor mégalithique: une allée couverte appelée Maison des Feins, ou Roche- aux-Fées. Cette chambre funéraire, qui date d’environ 2000 ans avant notre ère, est longue de 14 mètres et le poids des 41 pierres qui la composent se situe entre 5 et 40 tonnes. À défaut de connaître précisé- ment les techniques qui permirent à des hommes de manier pareilles masses, on peut s’en remettre à la légende qui donna son nom au site : ce sont des fées qui l’édifèrent, pour abriter les cendres de quelques humains qu’elles avaient jugés remarquables du temps de leur vivant. Et la construction ne leur posa guère de problème semble-t-il, puisqu’elles transportaient les pierres par trois : une sous chaque bras, et la der- nière sur la tête…

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Au-dessus du Miroir- aux-Fées et du Val- sans-Retour, les landes hérissées de rocs en forme de lames ou de fammes, au milieu des ajoncs d’or, composent un décor authentiquement celtique. Rien d’étonnant si à la fn du xix e siècle, les cercles de lecteurs passionnés de romans de chevalerie décidèrent d’en faire le théâtre des aventures des chevaliers de la Table ronde.

Là où les archéologues identifent une chambre funéraire datant de 3000 ans avant notre ère, le légendaire de Brocéliande voit l’Hostié de Viviane. Pour les uns, ce mégalithe serait la «prison d’air» dans laquelle la fée maléfque retenait captif l’enchanteur Merlin, mais d’autres afrment que sous ces pierres dressées reposent les deux héros

du cycle arthurien. Comment savoir ?

À Brocéliande, sous la ramure des chênes multicentenaires, les esprits les plus rationnels sont prêts à confondre le mythe et la réalité historique ; le réel avec les rêves. Dans la fontaine de Barenton, on ne résiste pas à la tentation de déposer une feur ou un brin d’herbe, en formulant mentalement un vœu.

Même si l’on s’interdit de croire aux légendes, découvrir le Miroir-aux- Fées reste une expérience étrange. En de telles circonstances, sans aller jusqu’à voir les fammes qui maintenaient les chevaliers enfermés dans le Val-sans-Retour, on veut bien admettre que quelque sortilège puisse se dissimuler dans la frondaison compliquée d’un chêne multicentenaire.

Quelle porte discrète ou dérobée faut-il ouvrir pour entrevoir le secret du palais de Viviane? Bâti en cristal par l’enchanteur Merlin, il était invisible au commun des mortels, qui n’y voyait qu’un lac... Sur les berges de l’étang du château de Comper, certains se demandent si, au hasard d’un rai de lumière fltrant à travers les nuages, il ne leur sera pas donné d’apercevoir le palais de la légende.

Dans la chapelle du Graal EN PLEINE SECONDE GUERRE MONDIALE, UN ABBÉ PEU ORTHODOXE RELIT L’ÉVANGILE À LA LUMIÈRE DE LA LÉGENDE ARTHURIENNE.

Pendant douze ans, l’abbé Gillard va se consacrer entièrement à son œuvre. En 1945, il obtient la mise

Étonnante histoire que celle de ce prêtre afecté pendant la seconde guerre mondiale à Tréhorenteuc, un village de 150 âmes situé à la lisière de la forêt de Paimpont. Accueilli par une paroisse peu pratiquante autour d’un édifce menaçant ruine, il décide de restaurer l’église en même temps que la foi de ses ouailles, en optant pour des chemins pour le moins éloignés des canons du catholicisme. Ne va-t-il pas revisiter l’Évangile à partir du mythe de la quête du Graal telle que l’évoque la légende arthurienne?

à disposition de deux prisonniers de guerre

En 1945, deux prisonniers

allemands, un ébéniste qui refera la voûte et l’autel, et un peintre qui réalisera le Chemin de croix imaginé par

de guerre allemands referont l’un la voûte et l’autel, l’autre le Chemin de croix.

le prêtre. Et au début des années cinquante seront posés les vitraux et les mosaïques qui amènent le visiteur à s’interroger: où, dans cette chapelle du Graal, la symbolique cède-t-elle la place à l’ésotérisme?

Les deux œuvres majeures de l’église

de Tréhorenteuc sont le vitrail de la Découverte du Graal et la mosaïque du Cerf blanc au collier d’or. Avec le tableau représentant le roi Arthur et les chevaliers de la Table ronde, ils symbolisent la rencontre entre la religion chrétienne et le mythe de Brocéliande.

Même si l’on sait que les dolmens étaient construits au prix d’énormes travaux de terrassement, il reste difcile d’admettre que des hommes dépourvus d’instruments de levage aient su édifer des monuments comme l’allée couverte de Tréal. Située sur le site mégalithique des landes de Cojoux, près de Saint-Just, elle mesure

16 mètres de long et totalise 10 dalles de couverture.

p a i s i b l e *

* La Manche au nord lui donne une limite, mais l’Ille-et-Vilaine est d’abord, comme son nom l’indique, un territoire de cours d’eau sillonnant la campagne. Dans les terres, donc, la vie s’écoule au rythme tranquille des rivières, des canaux et des plans d’eau, où la navigation a visiblement son charme.

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Ainsi que nombre de départements, l’Ille-et- Vilaine tire son nom des principaux cours d’eau qui la parcourent. Mais dans le cas présent, l’association des noms prend une signifcation toute particulière puisque, en remontant le cours de l’Ille puis en des- cendant celui de la Vilaine, on passe de la Manche à l’Atlantique : on voyage entre deux mers ! L’idée de cet itinéraire nautique est née au xvi e siècle, à l’époque où le duché de Bretagne atteignit sa plus grande prospérité : il s’agissait alors de libérer le transport par bateau des contingences météorologiques. Au temps de la voile en efet, faire le tour de la Bretagne contre les vents d’ouest dominants pouvait s’avérer impossible pendant de longues périodes de mauvais temps. Ouvrir une voie navigable à travers la péninsule armoricaine exigeait toutefois de relier la Rance à l’Ille en creusant une rivière artifcielle sur une vingtaine de kilomètres. Et le coût prohibitif d’un tel chantier empêcha à plusieurs reprises le canal d’Ille-et-Rance de dépasser l’état de projet. Ce sont des considérations stratégiques qui, deux siècles plus tard, conduisirent à reconsidérer la ques- tion. Pendant les guerres napoléoniennes et le blocus continental, la puissante Marine anglaise parvint à exercer un contrôle absolu sur les côtes françaises, et notamment la pointe de Bretagne. Le confit s’éter-

nisant, il apparut que si la France voulait maintenir des échanges commerciaux entre les régions litto- rales de la Manche et de l’Atlantique, la seule solution était de relier les deux mers par un canal. À l’instar des premiers penseurs du projet, les ingénieurs de Napoléon imaginèrent qu’il sufsait de relier la Rance à l’Ille. Mais en défnitive, au lieu des 20 kilomètres de canal envisagés, il fallut en creuser 85! Et même si les 107 kilomètres de la voie navigable ne fran- chissaient pas des reliefs très élevés, on dut tout de même construire 49 écluses. Le chantier s’avéra donc pharaonique et le canal ne fut pas ouvert à la navi- gation avant 1837. Or à cette époque, il n’était plus question de confit avec l’Angleterre, tandis qu’avec le tout récent avènement de la navigation à vapeur, le problème des vents défavorables se trouvait résolu.

De l’univers maritime aux eaux tranquilles du terroir

Remonter l’estuaire de la Rance entre Saint- Malo et Dinan fait passer progressivement de l’uni- vers maritime, exaltant, où les embruns explosent dans de toniques senteurs d’iode, à un terroir aux eaux paisibles où flottent des parfums d’humus.

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La vue aérienne montre bien, au pied du mont Garrot et au milieu des bancs de vase, le polygone dessiné par les digues d’un ancien camp viking et ce qui reste des quais où accostaient leurs navires. Sans doute établi sur les vestiges d’un castrum romain, ce port fortifé remonte aux années 900.

Car le barrage de l’usine marémotrice de la Rance fait un rempart efcace à la houle du large ; il maintient à l’abri un vaste plan d’eau sur lequel la navigation reste confortable, même lorsque les vents d’ouest se déchaînent. L’usine marémotrice est une centrale de production hydroélectrique animée par le dépla- cement de la masse d’eau considérable des marées. L’actuel intérêt pour les énergies renouvelables lui donne une modernité qui fait oublier qu’elle fut inaugurée en 1966 et demeura longtemps unique au monde. Au quotidien, l’intérêt appréciable de cette usine reste de procurer une communication routière directe entre Saint-Malo et Dinard. Sur la rive droite de la Rance, Saint-Suliac étire ses quais sous des maisons en moellons aux toits d’ar- doise fne, présentant une unité architecturale qui lui a valu le label de Plus Beau Village de France. Au mouillage se dandinent des barques élancées et anguleuses : ce sont des doris, des bateaux utilisés

jusqu’à la seconde guerre mondiale pour pêcher la morue à Terre-Neuve. Menés à l’aviron par deux hommes, et à partir d’un grand voilier qui se tenait au mouillage, les doris posaient des lignes sur des hauts-fonds au large du Canada. Ce genre de navi- gation n’allait pas sans risque ainsi qu’en témoigne, non loin du port et dominant la Rance, la Vierge de Grainfollet. Cette statue fut édifée en 1894, année où, pour la première et unique fois, tous les marins de Saint-Suliac rentrèrent vivants de leur campagne à Terre-Neuve… En amont de Saint-Suliac, le mont Garrot dresse sa crête de granit 60 mètres au-dessus des fots, ofrant le plus large des panoramas sur la Rance. Dans l’anse qui se creuse à son pied, on distingue des levées de vase et un ensemble de chenaux : ce sont les ves- tiges d’un camp viking qui pouvait, dit-on, abriter dix-huit navires. Plus en amont, l’estuaire se rétrécit: paisible, il sinue entre des bois et des étiers. Ici la

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Rance pénètre dans le département des Côtes-d’Ar- mor, et avec l’écluse du Châtelier qui lui maintient une profondeur constante, le feuve perd son carac- tère maritime pour devenir, au pied de Dinan, le canal d’Ille-et-Rance.

met au canal de franchir 24 mètres de dénivelé entre Hédé et Tinténiac. Onze bassins séparés les uns des autres par 150 mètres de canal en font un lieu magni- fque, où les berges sont plantées de gazon, à l’ombre de chênes et de châtaigniers aux frondaisons immenses. La coquetterie des maisons éclusières abondamment feuries et l’esthétique des biefs en pierre de taille s’y ajoutent pour donner l’impression d’un immense jardin. Au pied de l’escalier d’écluses, la maison éclusière de la Madeleine abrite un musée consacré à la construction du canal et à sa vie au temps de la batellerie traditionnelle. Imagine-t-on que durant plus de trente ans, le chantier employa en permanence 1 400 ouvriers qui ne disposaient que de pelles, de pioches et de brouettes pour creu-

Comme les rivières des plats pays, le canal sinue dans la verdure

Tel qu’on le retrouve ensuite en Ille-et- Vilaine, le canal apparaît en de nombreux endroits comme un simple aménagement d’un cours d’eau tranquille. Tout comme les rivières des plats pays, il ignore les lignes droites et ses vallées encaissées sont autant de paradis de verdure. Le seul trafc y est celui des pénichettes de plaisance et de petits voiliers de croisière qui ont posé leur mât sur le pont pour traverser la Bretagne. Nul besoin cependant d’un bateau pour découvrir le canal : il suft d’en suivre le sentier de halage, à pied ou à vélo. Une randonnée au bord du canal laisse le souvenir d’une multitude d’images colorées, typiques d’un petit monde à part, dont la première caractéristique est le calme qui y règne. Ainsi les jolies coques anciennes dans le port de Saint-Domineuc, la profu- sion de jardinières feuries autour de l’écluse de Saint-Médard et, non loin, la chapelle Sainte-Anne- des-Bateliers qui dresse son clocher en haut d’un coteau boisé. Ou encore l’escalier si raide qui monte à l’église de Betton et débouche sur une placette bordée de maisons crépies aux volets couleur de lavande. On pourrait s’y croire en Provence. Mais le plus extraordinaire reste l’escalier d’écluses qui per-

Une randonnée au bord du canal laisse le

souvenir d’une multitude d’images colorées, typiques d’un petit monde à part, où règne le calme.

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Après Langon, nouveau changement de décor. Enrichie des eaux de la Chère et du Don, la Vilaine trace maintenant un cours incertain parmi des marais qui s’étendent sur plusieurs kilomètres.

faute de chemin de halage, suivre le feuve par ses berges est parfois difcile. Pourtant la vallée de la Vilaine fait un excellent fl conducteur pour explo- rer cette partie trop peu connue de la Bretagne inté- rieure. Pour rester au plus près de l’eau, à défaut d’un bateau, la meilleure solution consiste à prendre le train entre Rennes et Redon : la voie ferrée ofre nombre de points de vue exclusifs sur la Vilaine.

Des jardins donnant sur l’eau, puis l’ancien moulin du Boël

Le charme du voyage en vallée de la Vilaine tient pour beaucoup à l’alternance des atmosphères rencontrées, tantôt bucoliques, tantôt sauvages. À Pont-Réan, on s’émerveille de ces jardins coquets donnant sur l’eau, avec leur kiosque et leur ponton auquel est amarrée une barque. Puis il y a le site de l’ancien moulin du Boël, qui ne laisse pas imaginer que la capitale de la région Bretagne se trouve à une douzaine de kilomètres tout au plus. Plus loin, la val- lée s’élargit et s’ouvre sur de grands espaces, comme on peut l’apprécier à Pléchâtel depuis le point de vue de la Croix-des-Jeunes. Mais le plus beau se trouve en amont de Saint-Malo-de-Phily, où la Vilaine dessine un cadre somptueusement sauvage. Après Langon, nouveau changement de décor. Enrichie des eaux de la Chère et du Don, la Vilaine trace maintenant un cours incertain parmi des marais qui s’étendent sur plusieurs kilomètres. Le feuve se fait mystérieux, et bien qu’il marque la limite entre les départements d’Ille-et-Vilaine et de Loire-Atlantique, il demeure invisible depuis la terre ferme. Dans les faubourgs de

ser jusqu’à des profondeurs atteignant 15 mètres en certains points ? On y apprend aussi que l’étang de Bazouges-sous-Hédé est artifciel : creusé sur la ligne de partage des eaux entre l’Atlantique et la Manche, il sert de réserve pour maintenir une profondeur d’eau sufsante dans le canal. Au terme de ce voyage bucolique, l’arrivée à Rennes fait passer, sans tran- sition, de la campagne profonde à la ville. Tout au plus se sera-t-on étonné, après Betton, de la circu- lation intense des cyclistes, joggers et autres mar- cheurs sur les bords du canal. Heureux Rennais qui se rendent en ville à pied ou à vélo sans avoir à subir le bruit et les gaz d’échappement ! À peine entrés dans le faubourg, les voici sur les quais de l’écluse Saint-Martin, à tout juste cinq minutes du centre historique de la ville… En quittant Rennes par la Vilaine, on ne tarde pas non plus à retrouver la verdure, la rivière dessinant des méandres pares- seux à travers une campagne doucement vallonnée, couverte de prés et de pâtures. Malheureusement,

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À côté de Saint-Suliac, la Vierge de Grainfollet ofre une vue panoramique sur l’estuaire de la Rance. Avec sa grotte artifcielle évoquant la Grotte des Apparitions de Lourdes, l’édifce est tout à fait typique

des oratoires naïfs construits à la fn du xix e siècle.

Redon, la Vilaine réapparaît enfn, mais c’est pour se confondre tout de suite dans un labyrinthe nautique tracé par la confuence avec l’Oust et le croisement avec le canal de Nantes-à-Brest. Ce canal est l’autre route d’eau bretonne, elle aussi ouverte pendant les guerres napoléoniennes et pour les mêmes raisons stratégiques que le canal d’Ille-et-Rance. Il s’agissait ici de relier entre eux, hors d’atteinte de la redou- table Marine anglaise, les ports militaires de Brest et de Lorient, ainsi que la fonderie de canons d’Indret, située près de Nantes. Mais ouvrir un canal entre la pointe de Bretagne et la Loire posa des difcultés à ce point considérables que les travaux lancés en 1804 ne furent pas achevés avant 1842. En aval de Redon, la Vilaine entre dans le Morbihan et s’élargit au point d’évoquer autant un lac qu’un feuve. De fait, un barrage la sépare du domaine maritime, et c’est seulement après l’écluse d’Arzal que l’estuaire connaît le jeu des marées, le vent du large, et bien- tôt aussi, la houle de l’Atlantique.

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Entre des rives escarpées qui le tiennent à l’abri des vents d’ouest dominants, l’estuaire de la Rance bénéfcie d’un microclimat propice à la culture des primeurs, et même de la vigne! Ce fjord ofre une multitude d’anses qui sont autant de mouillages pour les bateaux de plaisance: même lorsqu’un coup de vent interdit de prendre le large, la navigation sur la Rance reste possible.

Marée basse dans le port de Saint-Suliac. Les barques échouées sont des doris, comme ceux qu’on utilisa pour pêcher la morue à Terre-Neuve jusqu’à la seconde guerre mondiale. Fier de son label de Plus Beau Village de France, cet ancien port de pêche soigne son image en conservant ses traditions. D’où les flets suspendus aux façades des maisons, ainsi qu’on procédait jadis pour les faire sécher.

La Rance possède quelques anciens

moulins à marée, dont la roue était actionnée par l’eau d’un étang que chaque pleine mer remplissait. Aujourd’hui, bien que séparée de la mer par un barrage, la Rance connaît encore des marées provoquées par le fonctionnement de l’usine hydroélectrique. Et le fond des baies, toujours bien abrité, devient un miroir parfait.

Montmarin, verte malouinière

QUAND LE CLIMAT MALOUIN ENCOURAGE LES PLANTATIONS EXOTIQUES, ET QUE L’ARCHITECTURE LEUR FAIT UN CADRE D’EXCEPTION…

à la française, une pépinière dont la spécialité est l’agapanthe. Et la règle, la diversité. La palette végétale des jardins de Montmarin est tout simplement immense. Une rocaille aménagée au bord de la Rance abrite même une collection

Qu’est-ce donc qu’une «malouinière»? Les malouinières sont des villégiatures élevées par de riches armateurs de Saint- Malo au cours des xvii e et xviii e siècles. Il en existerait plus

d’une centaine dans un rayon

Hier chantier maritime, le domaine

de quinze kilomètres autour de la ville close.

de plantes exotiques, enrichie récemment de nombreuses espèces. Des

est aujourd’hui un vaste jardin à la française.

Le domaine du Montmarin est l’une de ces

nobles bâtisses, une folie construite vers 1755 et entourée de 6 hectares de jardins dessinés à la manière des frères Bühler, créateurs de nombreux parcs et jardins en Bretagne au cours du xix e siècle. On y trouve un bassin, des bustes en marbre — de Carrare, forcément. Hier chantier maritime, le domaine est aujourd’hui un vaste jardin

cheminements, des massifs, des bosquets, des arbres vénérables : tout est prétexte à la célébration du règne végétal. Et à bien d’autres événements. Car évidemment, le domaine du Montmarin est un décor rêvé pour les mariages, les séminaires, les fêtes en tout genre. Ou pour la promenade, tout simplement.

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