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*Lettre à Krishna, Janvier, 1984 :
« Tu es parti, une fois de plus. Il y a une différence, cependant : ce départ, tu l’as
développé comme un mouvement inscrit, et moins comme une rupture.
De combien, pourtant, me rends-tu responsable encore ? Tu n’as pas regardé ta
propre incapacité à saisir les proportions, et leurs relations entre elles ; il faut une
soumission heureuse et offrante pour que la réalité des proportions soit perçue sans
déformation et que l’expérience de l’Action soit transparente et libre d’interférence.
Tu m’as dit ‘je fais, c’est mieux que dire…’ et j’ignore ce que sont ce ‘je’ et ce ‘fais’ ;
pourtant je t’ai seulement répondu ‘je sais, mais…’ ; oui, je savais que tu voudrais
dire, et croire cela, et ça n’a pas vraiment d’importance, et cela peut être plus
honnête que de prétendre que l’on obéit à l’impulsion vraie ; puis j’ai pensé ‘as-tu
besoin d’argent ?’, mais je ne l’ai pas dit, par une sorte de respect dans le moment.
‘Bon’, et tu t’es levé, tu as marché jusqu’à ta bicyclette, que tu as poussée sur le
chemin, ton corps en malaise, et luttant entre les formations auxquelles tu es le
plus sensible, et je t’ai seulement regardé ‘faire’, regarder ‘partir’, calme et
silencieux comme malgré moi, tenu par ce silence indéniable qui neutralise tous les
drames et glace l’amorce de toute émotion connue…
Un regard qui oblige à grandir, impitoyable envers ce regret et cette blessure de ne
plus être capable d’une affection ou d’une tendresse humaines… mais comme ce
regard qui écarte les limites, une autre tendresse est là, prête à un autre devenir,
une tendresse qui comprend et sourit, libre et forte – mais une tendresse qui ne
tire pas, ne demande pas, et n’ajoute rien.
Par ce regard et cette tendresse, pourtant, on ne peut pas fabriquer une autre
personne, un autre ‘je’, n’oublie pas cela. Ils sont. Et ce qui EST ne peut entrer
dans aucun ‘je’, jamais. N’est ce pas là l’une des lois du nouveau monde ?
Et cette nuit-là, comme l’aspiration d’un vide et d’un manque m’a rappelé d’un flot
de rêves dans une veille terrible, centrée d’une douleur sans nom, profonde sans
mesure, d’où, lentement et par leur propre intensité des larmes sont montées,
qu’aucune émotion ne pouvait satisfaire, un cri qui pouvait hurler au vide mais ne
demandait rien et se retenait de peur qu’on ne veuille lui donner la vieille
insuffisance.
Ce n’est que beaucoup plus tard que seul mon corps a su me ramener au repos, cet
enfant qui sait retrouver les bras de la Matière.
Tout m’est arrivé ensemble, c’est vrai. Comme trois visages de ce NON qui poussa
sa volonté implacable, alors qu’un OUI m’environne, m’enveloppe, me soutient et
me nourrit, et d’un sourire me pousse où j’hésite, et je saute, et c’est fini.
Mais ce n’est pas fini. Pas encore.
Ou peut-être ça l’est, et j’insiste encore que rien ne peut remplacer ma fille, et sa
lumière auprès de moi, comme rien ne peut remplacer l’étreinte de mon ami,
comme rien ne peut remplacer la force et l’étendue d’expérience de ta présence
unie à la mienne.