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LE MUSÉE THORVÀLDSEN ■ A l

C O P E N H A G U E .

f

A

COPENHAGUE.

PAR

EUGËNE M.-O. DOGNËE, r PRÉSIDENT DE L’UNION DES ARTISTES,

( CONSEILLER DE L'ACADÉMIE D’ARCHÉOLOGIE DE BELGIQUE,

MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ ROYALE DES ANTIQUAIRES DU NORD,

COMMANDEUR, OFFICIER ET CHEVALIER DE PLUSIEURS ORDRES.

L I É Q E IMPRIMERIE ET LITHOGRAPHIE DE J. DAXHELET, t* Passage Lemonnler, 12

JA A J E S T É

À jS A

C H R I S T I A N I

ROI DE DANEMARCK.

SIRE,

Lorsqu’on étudiéVhistoiredeslettreset des arts, onrécornait sans cesse la corrélation intime qui rattache les succès des travailleurs a laprotection éclairée des souverains et a Vestime que la nation accorde a ces vaillants pionniers de la civilisation. Les époques brillantes dont le renom traverse les siècles, les maîtres éminents dont le génie illustre une contrée, rùapparaissent guère que la où le labeur littéraire et artistique est apprécié, soutenu par Vappui bienveillant de la patrie . Le l’antiquité aux temps modernes , on constaté cette influence féconde, aussi efficace de nos jours qu’à Vépoque des Périclès, des Hadrien, des Médicis . En détachant une page des glorieuses annales du Lanemarch,

en retraçant la vie et en parcourant les œuvres du,grand statuaire T/iorvaldsen, Vauteur devait se rappeler VAuguste Famille qui encouragea le célèbre artiste danois ; songer au Souverain qui tint à honneur de s’associer à Son peuple pour fêter le centième anniversaire de la naissance du sculpteur. VOTRE MAJESTÉadaignémeprouverSa haute bienveillance pour les travaux littéraires, même lesplus modestes, en acceptant la dédicacede cetteétude. Puissé-jejustifier cettefaveur en apportant monfaible tribut d’éloge à l'une des gloires nationales les plus chères à tous les cœurs danois. Aux lecteurs étrangers, j ’ai cherché afaire apprécierjustement l’illustremaître , non moins estimable par les qualités moralesqu’il partageait avec ses compatriotes quepar le talent transcendant qui l’élève aupremier rang entre les artistes de tous les temps et de tous les pays. A la nation qui vit naître Thorvaldsen, j ’ai été heureux J exprimer mes souvenirs sympathiques. A VOTRE MAJESTÉ je suis fe r de pouvoir témoigner ma profonde gratitude et mon respect. De VOTRE MAJESTÉ,

Le très-humble et très-respectueux serviteur,

. L’auteur.

LE

MUSÉE THORVALDSEN A C O P E N H A G U E .

Parmi les nombreux musées qui enrichissent la capitale du Danemarck ; à quelques pas du château princier où des collections incomparables retracent les diverses phases du progrès national, depuis l'époque des premiers habi-1 tants, groupés sur les bords des fiords danois pour mettre en commun les produits chèrement conquis de leur chasse et de leur pêche; contre le palais des rois et près de l'église cathédrale de Copenhague, s’élève une bâtisse imposante dans laquelle tout voyageur, d'où qu'il vienne, ne pénètre qu'avec un sentiment profond d’admiration et de respect. Le musée Thorvaldsen est un monument grandiose, élevé à l'illustre sculpteur par la nation dont il fut l'une des gloires, un noble tombeau où l'artiste repose au milieu de ses titres à l'immortalité. Sous le péristyle, dans les longs corridors et les salles nombreuses qui enserrent la cour où gît Thorvaldsen sous

‘un ciel libre, uii hommage fervent et mérité a réuni des reproductions fidèles de toutes les œuvres du fécond sta­ tuaire, disposé plusieurs marbres originaux, conservé pieusement ses maquettes et ses essais ; grâce au legs de l’artiste lui-même, on y retrouve les tableaux, les gravures, les dessins, les antiquités, qui meublaient autrefois son atelier. Cette justification éloquente du renom universel de Thorvaldsen reste cher au peuple danois, dont le patrio­ tisme aime à réveiller les souvenirs glorieux du passé . I national. Dans ce pays, le sentiment esthétique, développé par l'éducation littéraire, fait apprécier dignement, par les plus puissants comme par les plus humbles, l'éminent artiste dont les créations, dispersées dans les musées d'Europe, prennent justement place auprès des chefs- d'œuvre de la Grèce antique. » Quelle que soit' la demeure que l'on visite en Dane- » marck, nous dit un critique allemand, M. Otto, soit dans » les villes, soit dans, les villages de pêcheurs, maison ou « hutte montre une image de l'une des œuvres'de Thor- « valdsen. Ici, un petit plâtre de son Christ se dresse sur /; la cheminée, au milieu de verres et de tasses bien « mddestes ; là, son ange de baptême, réduit en statuette » de quelques pouces, orne le dessus d'une commode, près » d'une boîte en laque de Chine que le vieux matelot a « rapportée de ses lointaines navigations. Sur le mur a blanchi à la chaux, le portrait du sculpteur qui fut une

ii puissante incarnation du génie de l'art, occupe la place n d'honneur, entre les vignettes représentant les souve- n rains du paysjimages qu’encadre toutes la même baguette « de bois de sapin. L'expression noble et sympathique des a traits de Thorvaldsen semble éclairer et réchauffer l'âme. ii Dans le salon du riche négociant de la capitale, comme « dans le castel féodal du grand seigneur, se trouve parfois v un précieux original, toujours une copie exacte d'un n des marbres si justement célèbres du grand statuaire : n reproduction en pierre, en terre cuite, en plâtre, de n l'Hébé ou du Ganymède, du Vulcain, ou de l'Amour a tout en larmes, se plaignant à Vénus de la guêpe qui n vient de le piquer. ' Ce respect profond pour le grand artiste, ce culte du souvenir dont tout Danois entoure sa mémoire, constituent à la fois un juste hommage rendu au talent, une marque de sympathie accordée au travailleur, une gloire pour le pays qui acquitte si noblement sa dette d'affectueuse gra­ titude envers ceux qui lui rapportent les lauriers gagnés . . I dans les arènes pacifiques de la science et de l'art. Les nations ne peuvent assez honorer les artistes émi­ nents. Elles leur doivent les titres les plus certains â l'estime universelle, les jugements favorables de la pos­ térité, parfois une gloire impérissable. Si les maîtres sacrifient leur repos, embrassent une carrière souvent pénible, pour illustrer leur patrie ; leurs triomphes, dont tous partagent l'éclat, ne coûtent aux compatriotes ni'

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larmes ni sang. Les moralistes applaudissent sans réserve à ces succès qui relèvent l'homme, font luire à ses yeux les splendeurs de l'idéal. Les chefs-d'œuvre de l’art laissent dans l'histoire „de l'humanité, des jalons, plus grandioses que les bâtisses les plus colossales et lès souvenirs les plus imposants. Le moindre débris garde son caractère d'im­ mortalité. Alors même que l'œuvre s'est émiettée sous 'action corrosive du temps, plus souvent sous les coups de la brutalité humaine, on se souvient des beautés artis­ tiques. Le pays qui les a vu éclore s'illustre de pareilles créations ; quelque faible qu’ait pu être son peuple, quel­ que restreintes qu’aient été ses frontières. La petite répu­ blique d’Athènes, en citant les noms dLschyle, de Sophocle, d'Appelles, de Zeuxis, de Phidias, de Praxitèle, demeure à jamais célèbre ; la sympathie de tous les esprits éclairés entoure encore les descendants de ce peuple au renom immortel. Au contraire, on sait à peine quelles étaient les peuplades que les Sésostris et les Alexandre entraînaient dans leur marche conquérante. Si l’on reconnaît les fils de ceux qui suivirent les Tamerlan et les Attila, c'est pour se rappeler les actés de cruauté et de vandalisme qui désho­ norent toujoursdes conquêtes guerrières. Les amis des arts, dans tous les pays,, s'associent aux hommages rendus par les Danois à leur illustre compa- l ‘ triote. Tous reconnaissent le sentiment élevé, le talent parfait, que révèle l’œuvre de celui que le critique aile- _ mand nomme le Phidias du Nord.

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Si l'histoire des beaux-arts nous montre parfois de riches intelligences ayant perdu, comme l'ange déchu de Milton, l’accès aux voies supérieures de la bèauté morale, faisant presque regretter l'apanage de dons précieux que ne guide plus une âme sereine, en rappelant Thorvaldsen le penseur est heureux de constater que, dans cette longue carrière, la fécondité du talent s’unissait aux plus solides qualités du cœur. En parcourant son œuvre, dans le musée dont tout Danois esc fier, on relit la noble vie que retracent tant de superbes créations, car, comme le dit le biographe de Canova, MUe Albrizzi, « c'est l'artiste lui-même qui renaît en ses immortels travaux. « Jamais statuaire ne dirigea ses efforts vers un idéal plus élevé; jamais homme ne justifia ses succès par des sentiments plus purs; jamais travailleur ne conquit sa gloire par un labeur plus opiniâtre. Albert Thorvaldsen naquit à Copenhague le 19 no­ vembre 1770, dans une condition bien modeste et voisine de l'indigence. Son père,, Gotskalk, venait de quitter l'Islande pour demander la confirnlation à l'évêque de Copenhague. Simple et honnête artisan, celui-ci, qu'on dit plus tard descendre des anciens rois de la légendaire île de Thulé, exerçait la profession de charpentier. Sa facilité à débiter le bois à coups de hache, lui. permit, en Dane- inarck, de choisir un travail moins matériel : il façonnait, ces figurines qu'une coutume antique fait placer à l'avant des navires, comme les monstrueux dragons des hardis

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Vikings qui, au IXe' siècle, effrayèrent tant l'Europe. Sans abandonner ses travaux spéciaux, Gotskalk Thor- valdsen dut s'occuper de taille de pierre. Dans cet atelier, créé par les nécessités du jour,l’enfant, qu’on désigna long­ temps sous le diminutif familier de Bertel, joua d'abord avec la masse et le ciseau ; ne prévoyant guère la gloire qui l’attendait lorsqu’en sculptant le marbre il laisserait des chefs-d'œuvre. Profitant d'un bienfait que le Danemarck répandit tou­ jours généreusement, tandis que lé progrès des États plus puissants d'Europe attend encore l'instruction gratuite, , l'artisan Thofvaldsen et sa fidèle compagne, Karen Grônlund, procurèrent à leur fils l'enseignement qu'ils n'avaient pu recevoir en Islande. Lorsque Bertel attei­ gnit sa onzième année, il entra, comme élève libre, à l'académie des Beaux-Arts, établie dans l'ancien château royal de Charlottenborg. Ses premiers essais à l'atelier avaient montré une habileté de main à laquelle il devra une prodigieuse fécondité. Plus lent peut-être à aborder les études littéraires que les travaux artistiques, Bertel Thor- valdsen donna cependant bientôt des preuves de l'ardeur à • s'instruire, de l'application soutenue, qui le distinguèrent durant toute sa vie. En même temps qu’il ébauchait son 'éducation scientifique, l'adolescent s’initiait au dessin et au modelage ; alors qu’après ses classes Bertel rentrait au logis, il aidait courageusement son père dans l'éxercice ; de la profession qui faisait vivre le pauvre ménage.

- n - Thorvaldsen était âgé de 1.6 ans, lorsqu’une médaille d’argent vint le distinguer entre ses condisciples. Le professeur Àbildgaard, ' appréciant à la fois d’heureuses dispositions, un travail consciencieux, une intelligence d’élite et une belle âme, prit l’élève en affection et s’ap­ pliqua à diriger les efforts du jeune lauréat vers les1 'beaux-arts. Passionné ponr le travail,- désirant récompensér prompte­ ment ses parents de leur sollicitude, Thorvaldsen poursuivit ses études artistiques. Son application soutenue lui valut bientôt de légitimes succès. A la petite médaille d’argent, se joignît la grande médaille (1789); et lorsqu’un concours supérieur proposa comme programme un sujet biblique Héliodore chassé du temple par les anges du Seigneur, le jeune artiste, à peine entré dans sa vingt et unième année, (1791) travailla sans relâche et conquit la petite médaille ■ d’or. Deux ans plus tard,il obtenait la grande médaille d’or, la plus haute distinction décernée à l’école des beaux-arts. Une nouvelle ère s’ouvrait pour lui ; à cette distinction se- joignait une bourse de voyage, permettant d’aller à Rome étudier les chefs-d’œuvre légués par tant de siècles. Déjà, sans doute, fort de son enthousiasme et de sa résolution vaillante, il rêvait d’inscrire son nom parmi.-ceux, des grands maîtres ; moins par orgueil personnel, que par le désir d’améliorer le sort de ses parents et de contribuer à a gloire dè la patrie qu’il ne cessa d’aimer filialement.. ■«. Malheureusement, l’année 1793 était peu propice aux

- 12 projets du jeune lauréat. La.guerre fermait la route d’Italie par terre, et la voie de mer n'offrait guère plus de sécurité à Bertel. Ses parents, d'autre part, ne le voyaient partir qu’avec regrets ; ils n'auraient pu ajouter le moindre secours aux subsides gagnés au concours de Borne, e;t dont il fallait attendre la libre disposition retardée par des attri-. butions antérieures. . 1 Thorvaldsen fut forcé de différer son départ, mais son ardeur au travail ne le laissa point s'endormir sur ses premiers lauriers. Toujours guidé par Abildgaard, il pour­ suivit ses études, et dut à la .protection de son maître quelques portraits, des élèves de dessin et divers travaux de sculpture. C’est à cette époque qu’il modela le buste du ministre Bernstorff, dont la réussite lui valut la protection du ministre d’Etat, v. Eeventlow, et commença sa réputa­ tion dans le pays natal. En travaillant activement, Thorvaldsen gagnait un modeste salaire. Il consacra ses heures de loisir à des lec­ tures choisies, perfectionna sa connaissance de,la langue maternelle, s'ouvrit de nouveaux horizons en s'initiant au français, à l’allemand, à l'italien qu'il espérait bientôt parler dans la capitale des arts. L'activité prodigieuse que nous révélera toute sa vie, permit au fils de l'artisan de donner l'essor à/ l'intelligence exceptionnelle dont le ciel l'avait doué. Embrasé intimement de la flamme artis­ tique, il eût voulu s'approprier chacune des formes muh tiples sous lesquelles on évoque l’idéal. Aux arts du dessin

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qu’il cultivait sans cesse, à la lecture des poètes et dés 1grands écrivains, à l’examen attentif des dessins qui lui montraient les conceptions sublimes de l’architecture, il chercha à joindre des connaissances musicales; et se délas­ sait de ses travaux en exprimant, à l’aide du violon ou de la flûte, ses poétiques rêveries. Une application aussi sou­ tenue, à l’âge où d’ordinaire les effluves des passions combattent la valeureuse ardeur des jeunes néophytes, disait assez le respect profond qu’il portait à sa famille, à ses maîtres, et permettait de présager l’avenir glorieux réservé à ce courageux lutteur. L’antiquité classique vers l’étude de laquelle il se sentait attiré par un courant irrésistible, les majestueuses figures qui se dressaient devant lui lorsqu’il relisait le nouveau Testament, lui fournirent les premiers thèmes sur lesquels s’exerça son ciseau; en attendant qu’il arrachât aux grands maîtres le secret de cette majesté sereine qui caractérise le sublime dans les œuvres de sculpture. Vers la fin de 1795, lé départ Sd’une frégate danoise, la Thétis,'lui fit croire qu’il allait enfin pouvoir s’inspirer des merveilles que les anciens maîtres du monde ont réunies dans la ville des Césars et des Papes. Le .sort, qui semblait réserver à Thorvaldsen toutes les épreuves pour aiguil­ lonner son courage, qui, depuis sa naissance dans une condition obscure, semait sans cesse des obstacles sur ses pas, vint encore entraver ses projets. Battue par des vents contraires, la frégate fut forcée de rentrer dans le port.

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— H — Est-ce une loi. providentielle qui impose au génie de nombreuses et cruelles atteintes; ou faut-il, pour que les intelligences d'élite arrivent à enfanter leurs créations radieuses, que les douloureuses meurtrissures d'une lutte constante aient déchiré leur âme et trempé leur mâle énergie?-En étudiant la vie des maitres transcendants, dont la postérité inscrit les noms sur des tables d’or, sans cesse on retrouve des déceptions amères, la lutte opiniâtre contre les conditions dans lesquelles le destin les a placés. En août 1796, la Thétis reprit la mer. L'odyssée du jeûné navigateur fut longue et accidentée. Pour éviter les croiseurs qui parcouraient le littoral de Erance et d'Angle­ terre, le navire prit la haute mer, puis gagna les eaux espagnoles, relâcha sur les côtes barbaresques, subit à Malte une longue et fastidieuse quarantaine. Loin de s'impatienter de ces retards, Thorvaldsen mit de nouveau en pratique la règle qui devait guider toute sa carrière et à laquelle il s'était joyeusement soumis. Il profita de tous les incidents pour développer son intelligence, accroître son savoir. Auprès des officiers du navire, devenus ses amis, il perfectionna sa connaissance des langues fran­ çaise et italienne. Sur le pont de la frégate, il étudiait les aspects imposants de la mer et du ciel.

— 15 — gistrait quelques détails propres à enrichir sa mémoire. Quittant enfin Malte, Bertel passa en Sicile, visita rapi­ dement Palerme, traversa cette mer napolitaine dont l'aspect enchanteur préludait majestueusement aux leçons qu'allaient lui donner les chefs-d'œuvre de l'antiquité. De Naples, où il séjourna près d'un mois pour copier des an­ tiques, il se rendit à Rome, en parcourant cette belle Campanie où les Grecs avaient trouvé une seconde patrie, et où la richesse des paysages, la pureté du ciel, les vastes horizons, égalent les sites les plus délicieux des côtes du Péloponèse ou des îles de l'Archipel. Le 8mars 1707, Thorvaldsen, alors âgé de 26 ans, entrait dans Rome, pauvre, inconnu, muni d'un mince bagage ; il devait en sortir illustre, estimé de tous, comblé d'honneurs, possesseur d'une fortune considérable acquise par le travail. •, -. Lorsqu'il partagait sa vie entre l'Académie et l'atelier p'aternèl, Thorvaldsen avait apprécié le prix du temps à Rome, au milieu des chefs-d'œuvre dont la splendeur exaltait son sentiment artistique et dont le moindre détail enseignait une utile leçon, le jeune statuaire ne perdit ni un jour ni une heure. Par de longues visités au musée du Vatican, à la galerie du Capitole, dans les collections princières, il étudia la„majesté imposante, la grâce suave, que les sculpteurs grecs savaient répandre sur leurs œuvres immortelles,, et dont les artistes qui travaillèrent pour Rome, maîtresse du monde, continuèrent.la tradition.

— 16 — Sentant bien les difficultés immenses qu'il aurait à sur­ monter, mais trouvant dans son courage le talisman qui rend invincible, le jeune Danois résolut de les suivre dans cette voie glorieuse. - De toutes les expressions de l'art, la statuaire est la plus sévère et la plus difficile à trouver. Pour tous ceux qu’en­ flamme la vocation artistique, l'effort le plus pénible con­ siste à préciser, à condenser, leurs ardentes rêveries. L'artiste, absorbé dans un monde imaginaire, voit sans cesse passer d'innombrables et radieuses visions, sem­ blables aux troupes de cygnes qui s’envolent vers un climat plus doux dès les premiers frimas du Nord. Par une belle soirée d'été, quand on contemple les masses floconneuses des nuages que-le soleil couchant dore de reflets métalliques,on se plaît à retrouver des formes vagues que l’imagination détermine, anime et change en aspects fantastiques. S'éfforce-t-on d’arrêter les contours de la ' statue nacrée qui charme, d’analyser les lignes du groupe imposant qui se meut lentement dans le ciel, l'illusion s’évanouit ; ainsi qu'aux bords de la mer dé Sicile lors* qu'on ne distingue plus que des silhouettes effacées, là où le mirage avait fait briller les portiques élevés et les lon­ gues colonnades des palais de la fée Morgane, Pour étreindre l’idéal, le forcer à prendre un corps ter­ restre sous lequel touspourront l'admirer, l'artiste a besoin d'un travail tenace. Alors même qu'un éclair de génie lui ' inspire la forme propre à revêtir sa pensée, il souffre tou­

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jours de l'impuissance de son art, qui n'arrive jamais à égaler la beauté rêvée. C'est là que tant de travailleurs richement doués s’arrêtent découragés; ne trouvant plus en eux-mêmes la force nécessaire pour incarner leur vision, et faire descendre la Muse de l'Empyrée, par une lutte énergique et sans trêve, égale à celle dont nous parle la Bible en nous disant le.long combat de Jacob avec l’ange. Plus que tous ses confrères, le statuaire sent le poids de ce labeur. Le cadre de son œuvre lui prescrit l'intensité de la conception, lui refuse les artifices qui pourraient pallier quelques traces légères d'indécision. Le poète et l'écrivain guideront, pas à pas, auditeurs et lecteurs, vers le but où ils se dirigent. L'œuvre du statuaire doit se révé­ ler en une fois; surgir complète de l'intelligence comme l’antique Minerve, exprimant à tous la mâle énergie ou la grâce touchante rêvée par l'auteur. Par l'alternance du rythtme, l’éclat ou la douceur de la tonalité, le musicien réussit à s’emparer de l’âme de ceux qui écoutent ses ac­ cents ; les berçant de sons cadencés, il n'a qu’à les engager dans le sentier qu'il a choisi; l’imagination individuelle, surexcitée par les effluves harmoniques, caractérise le chant, souffle l’entraînement guerrier, murmure la plainte amoureuse, esquissés vaguement par le compositeur. A la statue, au contraire, le sculpteur nè peut prêter plus d’expression que n'en accusent réellement l'attitude et les traits. Si l’harmonie et l'élégance doivent sévèrement régir le % - 17 - i

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dessin de l'architecte, il dispose, pour donner la majesté à son œuvre, de nombreux matériaux, et du concours , du peintre et du sculpteur. Dans l'art de Phidias et de. Praxitèle, l'aide des accessoires est sobrement régi : souvent il faut les proscrire. La simplicité grandiose des lignes, l'unité de l’œuvre, s'imposent comme règles pri­ mordiales. Sur la toile ou le panneau, le peintre trouve dans les oppositions de couleur et la dégradation des teintes, le secret de détacher ses personnages, de laisser le regard ' se perdre vers des horizons lointains. Les jeux de lumière font ressentir ce que le pinceau ne retracerait qu'avec crudité. Comme au musicien, il est permis au peintre de rejeter, dans les plans secondaires, des contours faiblement estompés; l'esprit du spectateur les accentue et les com­ plète dans le sens du sentiment exprimé par l’artiste. Qu'il taille le marbre où qu’il moule le bronze, le sta­ tuaire ne peut éluder ni déguiser la monotonie de ton* que subit l'œuvre comme la maquette. La polychromie, si riche au moyen-âge, favorite des artistes byzantins et déjà connue des anciens, n'est plus admise aujourd'hui dans le genre sévère. Les statues d’or et d'ivoire, de marbres variés, recherchées par l'antiquité, semblent proscrites par le goût moderne; du moins pour les sculptures qui ne jouent pas un rôle décoratif dans l’architecture. Tous les critiques d'art ont condamné l'essai tenté naguère par Simar, qui, à la demande d’un savant Mécène, espérait

ressusciter la célèbre Minerve du Parthénon. N’ayant à son secours que la couleur uniforme du marbre blanc, bu la patine mordorée du bronze, le statuaire est obligé d’agir assez puissamment sur l’imagination, pour faire oublier la matière qu’il façonne et qu’il doit animer. Il ne peut traiter légèrement aucun des plans de son modèle ; car, à part dans le bas-relief, l’œuvre doit garder son caractère de quelque côté qu’on la considère. Dans le choix,du sujet, la statuaire écarte les aspects immobiles de la nature ; l’homme vivant et agissant, la figure idéale, religieuse ou allégorique s’imposent au sculpteur, appelé à faire palpi­ ter l’image sous le marbre ou le bronze. Les mouvements de l’âme, déjà si difficiles à décrire et à analyser en de longues pages, se traduiront par la faible contraction ou la disposition de quelques traits du visage. L’unité de l’œuvre, l’harmonie des' lignes, rigoureusement respec­ tées, limitent le mouvement dont il est loisible d’animer les attitudes. D’ordinaire c’est une figure unique, isolée, de teinte uniforme, à peine drapée et déterminée par de rares attributs, qui exprimera les sentiments les plus intimés ou les passions les plus énergiques.

Bien que depuis longtemps Thorvaldsen eut résolu les difficultés du praticien, durant la première période de son séjour à Borne, l’artiste, qui devait léguer un nombre in­ croyable d’œuvres, né produisit guère. Jugeant sagement le prix du temps et les richesses artistiques ouvertes à son ntelligence, le jeune Danois était plus soucieux d’appren— 19 —_

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dre, en copiant les antiques, que de se complaire à créer. Une seule composition, dont la figure principale reproduit encore

rait, Thorvaldsen amassait une quantité prodigieuse de matériaux qu'il devait plus tard mettre à profit et qui nous expliquent la multiplicité de ses œuvres. L’un des croquis de ses albums, image rapidement esquissée d'un paysan romain assis sur une[borne du Corso, deviendra sa superbe statue de Mercure guettant Argus; un poseur fatigué lui donnera l'attitude du jeune berger; le dessin d'une fresque de Stabie indiquera la composition de son délicieux; bas-relief, les quatre âges de l'Amour. Au sein de ces impressions vivaces qui enflammaient son imagination sans égarer son labeur, Bertel sent son âme s'épanouir. «Ecolier appliqué à l'étude, écrit l’auteur « d'un travail critique sur Thorvaldsen, M. Plon, puis a jeune homme insouciant et rêveur, tel avait-il été jusqu'à a son arrivée à Borne. Bientôt une complète métamorphose a va s'opérer en lui et l'homme nouveau va paraître : Je a suis né le 8 mars 1797, disait-il plus tard, jusque là je a n'existais pas. « Ces paroles enthousiastes du jeune Danois avaient été aussi celles d'un homme éminent, profondément pénétré comme Thorvaldsen de la beauté des antiques. Winkel- mann, en 1755, écrivait de Borne à un ami : « Tu me n demandes l'histoire de ma vie, elle n'est pas longue si je » la mesure par la jouissance. M. Plautius, consul, qui « avait triomphé sur les Illyriens, fit graver sur son " tombeau, qu’on voit encore près de Tivoli, après l'énu- n mération de ses exploits militaires, ces mots : Il vécut

■ h neuf ans. Je pourrais dire que je n’ai vécu jusqu'ici que a le temps de mon séjour en Italie. Ici j'ai essayé de rappe- ii 1er les années de la jeunesse perdues dpns le dénuement ; n je mourrai du moins' content, car j'ai obtenu tout ce que « je désirais, plus que je n’aurais pu croire, espérer, « mériter. « ^ Mais si Winkelmann, traçant ces lignes, sentait le poids de trente-huit années de dures épreuves, Thorvaldsen arrivait à Rome encore jeune et fort de son courage. Accueilli avec la plus grande bienveillance par un illustre compatriote, Zoega, antiquaire déjà célèbre, qui le reçut avec affection, l'apprécia hautement ,*soutenu par l’appui d'une patrie fière de ses artistes, n'ayant à lutter que contre la misère, ainsi -que le fils du pauvre savetier de Stendahl; encouragé par l'amitié de nombreux émules dans les voies de l'art, Bertel ouvrit son cœur à la gaîté. Après les travaux du jour, dans ces affectueuses causeries d'atelier quTIorace Yernet retracera d'un pinceau fidèle, Thorvaldsen donnait à son âge les joies les plus franches, en repaissant son esprit des idées les plus vivifiantes.1 C'est à lui que nos jeunes artistes, groupés à Rome, sont redevables de l'institution de cette' bruyante ,fête de Cervara ; cavalcade carnavalesque, que nous avons vue promener dans les rues de Rome ses costum.es fantaisistes1 et ses chars improvisés, pour aller ensuite achever de fêter" le soleil de Mai dans les grottes de la campagne romaine. Sans plus de frais que de nos jou^s, (la pension de l'artiste

— 23 n'était que celle de notre fondation Darchis), on passait une folle journée au sein de la belle nature, on s'ébattait sans souci, pour se remettre le lendemain au travail. (Jne dernière épreuve attendait Thorvaldsen. Sa vie d'efforts allait se terminer pour inaugurer une période heureuse de glorieux succès; comme si le sort, après avoir épuré, au creuset du travail et de pénibles préoccupations, une âme puissamment trempée, consentait enfin à écarter toute pensée énervante de cette noble existence vouée au travail et à l'art. Bien que le gouvernement danois, récompensant l'appli­ cation de Bertel, eut prolongé, jusqu'à la dernière limite légale, la durée du subside académique dont le jeune artiste jouissait à Rome ; cette pension vaillamment conquise cessait, en 1803, d'être due au lauréat. Il fallait quitter l'Italie'où le sculpteur avait trouvé une patrie nouvelle, non qu'il oubliât ses chères rives de la Baltique, mais heureux de résider au milieu des éléments de son labeur. Se séparer de l’Apollon du Belvédère, du Jupiter Capitolin, du torse que Michel-Ange, devenu aveugle, étudiait encore de ses mains frémissantes"; s'en aller loin de ce peuple aux attitudes pittoresques, au type accentué; partir enfin avant d'avoir épuisé le profit artistique d'un séjour sur la terre sacrée des beaux-arts,; c'était une cruelle nécessité dont la pensée déchirait le cœur du statuaire. Habitué déjà à lutter contre la pauvreté, résolu au travail, sentant assez sa force pour ne point répudier

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des travaux ingrats et modestes, dont le produit servait à ses études, Thorvaldsen avait cherché à tirer profit, de toutes manières, de son habileté artistique. A défaut de commandes de sculpture, il employait de son mieux le temps qu'il ne consacrait point à copier les œuvres antiques.1Il s'associa à un peintre paysagiste, dont il étoffait les tableaux de personnages groupés avec goût, peints avec talent. Ainsi se prouvait une fois de plus l'alliance intime de toutes les branches des beaux-arts : quoique .cherchant des voies différentes pour atteindre l’idéal, elles s’entr’aident et s'éclairent dans la contem­ plation du même but. Dans chacun de ces sentiers ardus et rocailleux, les efforts résolus élèvent rapidement l'in­ telligence. Le travailleur, doué d'une vocation sérieuse, peut pénétrer dans une nouvelle arène : il réalise bientôt les succès auxquels lui donne droit son persistant labeur. Le polythéisme poétique qu'incarnèrent les artistes grecs, décrit les neuf, filles d'Apollon étroitement unies ; la radieuse théorie des Muses, que Thorvaldsen nous représentera bientôt sur la cime sacrée de l’Hélicon, ne rompt jamais la chaîne des mains enlacées lorsqu'elle gravit les pentes fleuries du Parnasse. Espérant plus en son art qu'en ces travaux accidentels, le sculpteur danois cherchait courageusement à se suffire à lui-même. Il avait essayé de modeler une statue dont la l vente âurait pu lui procurer les moyens de prolonger son séjour. Assidu à ce travail, plusieurs fois il en avait repris

■25 — et amélioré le modèle ; mais le Jason, vivement approuvé par tous les connaisseurs, demeurait dans l'atelier sans trouver d'acheteur. La composition en était cependant grandiose, le modelage élégant. Le conquérant de la Toison-d'Or portait sur le bras gauche la précieuse dépouille conquise au jardin des Hespérides , la lance armait encoré sa main droite. L'attitude noble et naturelle du héros de l’Argonautique, l'expression énergique de ses traits, tempérée par la grâce d'un air de tête légèrement incliné, la pureté des lignes de l’ensemble, l'exactitude d'une anatomie bien accusée sans tomber dans l'exagéra­ tion, justifiaient le mot de Canova : » Cet ouvrage du jeune « Dqnois est d'un style neuf et d'un caractère grandiose mais si tous applaudissaient, personne n’offrait d'acquérir la statue monumentale, déjà moulée en plâtre. - Déçu dans son dernier espoir, Thorvaldsen, le cœur , gros, avait bouclé sa malle ; il eut déjà été en route, si un incident ne l'avait retenu vingt-quatre heures au delà du jour fixé. Un Anglais, M. Hope, vînt visiter l’atelier du statuaire,qui s'attristait à la pensée de reprendre son bâton de voyage. Frappé des qualités transcendantes du Jason, le dilletante millionnaire demanda le prix d'une exécution en marbre. Thorvaldsen, qui entrevoyait déjà de nouvelles . études en Italie, et peut-être la longue suite de créations qui illustreraient son nom, dut trembler de joie en hasar­ dant un chiffre. Heureusement il n'avait point affaire à un brocanteur avide cherchant à spéculer sur une situation

cruelle ; M. Hope majora la somme en acceptant le marché. L'influence funeste, à laquelle les fils de l'Italie attachent une croyance si ferme, était vaincue]; l'ange des mauvais présages s'envolait pour laisser la place à son blond adversaire. . Le sculpteur danois reprit sa liberté et se remit coura­ geusement au travail. Sa dernière épreuve le poussa à apporter à la réalisation de ses, conceptions l'activité dévorante qu'il avait jusqu’alors affectée â l’étude. Sans méconnaître l'influence salutaire des modèles au milieu desquels il lui était rendu de vivre, il garda de son émotion douloureuse la volonté de ne plus s'attarder à copier les anciens maitres, mais de créer à son tour en les consultant . au moindre doute qu’il éprouverait. Pour le laborieux Danois, pareille résolution l'engageait rapidement dans une voie d'innombrables Succès. Ses forces mentales, sa puissance artistique, auxquelles il osait enfin se fier, le garantissaient contre toutjetard, de même que son habileté et son amour du travail l'assuraient contre tout insuccès. Son imagination féconde enfantait sans cesse de nouvelles conceptions, que la sûreté de son ébauchoir lui permit de réaliser avec une prodigieuse rapidité. La visite de M. Hope inaugura une suite incessante de commandes. Les acheteurs1se pressaient à l'envi dans cet atelier d'où sortirent bientôt, comme par magie, un nombre incroyable d’œuvres du plus grand mérite, et qui devint, pendant tant d'années, le rendez-vous de tous

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les amis des arts, Fane des célébrités de cette cité romaine dont le plus long* séjour ne permet jamais de contempler toutes les richesses artistiques. Thorvaldsen, encore jeune, possède la plénitude de son talent. Statues, groupes, monuments funéraires, bas- reliefs, bustes, se succèdent avec une incroyable fécondité. C’est à l’antiquité grecque qu’il demande surtout ses types, mais en ressuscitant le-passé, il l’anime d’une expression nouvelle. Alors apparurent Melpomène, Euterpe, Bacchus, Ganymède, Apollon, Yénus, Mars, Adonis, Psyché, Cupidon. Les amateurs se disputaient ces statues, conçues selon les règles rationnelles de l’art grec, exécutées avec une correction vraie, détaillées avec élégance et habileté. En reproduisant les figures que les poètes et les artistes de la Grèce dotèrent jadis d’une immortelle beauté, Thor­ valdsen ne se borna point à ressusciter des types archaïques consacrés par les siècles et la majesté dont les avaient doués des génies toujours jeunes. Les lignes correctes, les con­ tours gracieux, ne suffisent plus à l’art moderne. Devant ces images imposantes, les ancieùs adoraient les dieux chantés par Hésiode, Orphée, Pi'ndare. Les passions hu­ maines, comme le feu dérobé par Prométhée aux régions célestes, communiquaient la vie au* déités des temples helléniques. Ces flammes vivaces, traduites en vers.incom­ parables par le chantre de l’Illiade et par Eschyle, pre­ naient une intensité sublime sous le marteau de Phidias.

Tandis que l'Asie, tremblant en face des phénomènes terribles de la nature, tombait agenouillée aux pieds de géants monstrueux afin de conjurer la destruction .et la mort, l'esprit hellénique bannissait ces conceptions fantas­ tiques, enfantées parla peur. Poètes, sculpteurs, peintres, de la libre Hellade, réduisaient les dieux aux proportions des hommes. Athènes eut dédaigné l'assemblage surnatu­ rel et bestial du Sphinx égyptien, ou du Nisroch révéré dans les temples Assyriens ; ses philosophes auraient raillé les dieux à trente deux bras, des cavernes d'Ellora. Sous le ciseau des maîtres grecs, le bloc de Paros, que le statuaire de Memphis, de Ninive ou d'Éléphantine, aurait rejeté comme insuffisant à représenter Ammon,.Baal ou Civa, atteignait une majesté inconnue aux colosses du Nil, du Tigre et de l'Indus. L'art, ainsi humanisé, nous a légué des types qu'on égalera peut-être en vérité, qu’on ne dépas- sera jamais en splendeur. Privés du prestige des croyances religieuses, ils gardent -leur majesté. Sans craindre le courroux du maître de l’Olympe, dont le froncement des sourcils ébranlait la voûte des cieux ; sans redouter le trident du roi des mers, déchaînant les tempêtes ; sans confier à la déesse de Paphos les désirs d’un ardent amour; on s’incline encore devant la grandeur solennelle du Jupi­ ter Capitolin, on subit le charme séducteur de. la Vénus de Médicis. Eprise de la beauté, ne voulant retrouver dans son Olympe que des divinités analogues aux mortels, mais dont chacune possédât un ensemble de perfections plas— 28 —

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tiques qu’on ne trouve point réunies ici-bas, la Grèce donna au monde les premiers modèles d’un idéal vrai. L’être divin, représenté par le sculpteur, dépassait en beauté les jeunes Athéniens et les gracieuses Corinthiennes j mais sans cesser d’être possible parmi les vivants. Tracée sévè­ rement selon l’échelle d’une anatomie exacte, la statue grecque ne se distinguait du modèle que par l’assemblage i . de toutes les perfections du corps humain, étudiées sur un grand nombre d’individus. La sélection délicate des moindres détails, assurait l’harmonie parfaite, dont: les Hellènes donnèrent les lois à tous les arts et qui idéalisait leurs œuvres. : Eome, qui adopta les dieux de la Grèce en leur donnant les noms et l’iconographie des divinités étrusques, s’efforça dè continuer cette tradition rationnelle qui s’affaiblissait chpz ses esclaves grecs. Avec Pasitélès, Archésilaos et Décîus, la caractéristique des formes prend déjà quelque, chose de plus matériel. Plus pratique que les Grecs, trop pauvrement doué d’imagination poétique pour comprendre l’amour de l’idéal, le peuple-roi ne voulut créer aucun type mystique, il demanda principalement à la statuaire; l’image fidèle^ des ancêtres ou des triomphateurs. Le por­ trait du modèle suffît à l’artiste romain, qui glissa dans le‘réalisme prosaïque des céramistes étrusques. Sous- les empereurs, on cherche la grandeur en copiant les colos­ ses d’Orient. Zénodore taille ainsi un Néron gigantesque, paré de* attributs du Dieu-Soleil. Le luxe et la mode cor-

rompent peu à peu le goût, restreint à la réalité matérielle. De rares éclairs réveillent la statuaire sous Adrien ; pour sculpter l'Antinous chéri par ce prince, on s'efforça d’évo­ quer la grâce, mais on atteint déjà la mollesse qui va pré­ valoir et ravaler l'art au rôle secondaire et honteux de complaisant, d'esclave vil et flatteur, servant les passions et les vices. Dès que le dogme chrétien eût renversé les autels païens, on cessa de répéter les images que la croyance à un Dieu unique dépouillait de ;leur nimbe céleste. Pendant long­ temps on les proscrivit, en crainte d'un retour à l'idolâtrie. Eéagissant scrupuleusement contre le sensualisme corrup­ teur des derniers jours du paganisme, la foi évangélique fit d’abord table rase des règles esthétiques, source des chefs-d'œuvre de l'antiquité grecque. L’ascétisme des pre­ miers chrétiens ne pouvait guèrç tolérer la statuaire qui, sous les empereurs romains, descendit aux derniers degrés du matérialisme. Le christianisme, ayant déclaré l'homme un être déchu ; le corps un vase de tentations perfides ; de scrupuleux adeptes éteignirent les derniers reflets de l'art dont quelques lueurs scintillent encore sur les peintures des catacombes et les fastueuses mosaïques byzantines. Quand on ne craignit plus l’adoration des images, le style devint conventionnel, hiératique. A peine si, dans les plus grandes villes du vieux monde, la tradition laisse reparaître une œuvre exceptionnelle ; comme les reliefs' de l'arc de Constantin, le Bon Pasteur de Borne

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ét de rares sarcophages. Le Moyen-Age, renchérissant sur les sévérités des premiers siècles chrétiens, traita la figure comme un simple détail d’ornementation. Quelques tailleurs de pierre osèrent cependant étudier le modèle vivant. Copistes fidèles, dans leur réalisme naïf, ils s’affranchirent de la monotonie traditionnelle des lignes, qu’ils rehaussaient d’un caractère religieux né d’une foi sincère. Des peintres italiens réalisèrent un.pro­ grès plus franc. Dra Angélico, Cimabûe, Giotto, animèrent, d’une expression profondément croyante, de saintes images dessinées avec goût ; sans les dégager de la lourde parure empruntée à la pompe théâtrale des empereurs chrétiens de Byzance. La Renaissance seule rejeta ces langes du passé. Des génies transcendants, éclairés par la contem­ plation des chefs-d’œuvre exhumés du sol de l’Italie, guidés par l’étude de là nature, formés par les connaissances anatomiques, nous rendirent des statues belles et sereines. Leurs descendants exagérèrent l’originalité des maitres, sans hériter de leur talent. Ne songeant plus à viser à un idéal quelconque, ils s’appliquèrent uniquement à retrou­ ver la beauté des formes. Les théories du réalisme absolu, de l’art pour'l’art, ne datent point de nos jours. Savonarole, condamnant au bûcher toutes ces images payennes et matérielles, ne jugeait trop sévèrement que les œuvres »* des esprits sublimes qui avaient insufflé la vie spirituelle aux figurés antiques. On vit les dieux grecs se dégrader au rang des athlètes et des courtisanes, subir la parure

< — 82 — des modes passagères, s'affubler d'oripeaux grotesques, sombrer dans un réalisme terre-à-terre. L'habileté du ciseau remplaça l’inspiration : images maniérées, statues voilées en trompe-l'œil, marbres ciselés en'étroits réseaux, furent proclamés des merveilles. Plus tard on essaya de galvaniser ces cadavres glacés, à l'aide de rapprochements ingénieux. Alors naquit une allégorie cherchée, dont la fadeur ne pouvait produire que des figures tourmentées, aux attitudes prétentieuses, efféminées ou ridicules, écra­ sées sous un tas d'attributs disparates. Winkelmann balaya de sa plume puissante les Jupins de ballet, lesCupidons transis et les Vénus de boudoirs. Il réveilla l'antiquité grecque, en décrivant ses conceptions grandioses, en expli­ quant les beautés dë ses images simples et idéales, Après lui,Lessing,dans le piquant traité d'esthétique qu’il nomma Zaoeoon, compléta l'œuvre du savant qui avait si éloquem­ ment apprécié les contours élégants, les formes parfaites. Plus philosophe que Winkelmann, Lessing fit justice de l'allégorie plastique, telle qu'on la voyait au siècle dernier, mesquine, guindée, puérile ; pour rendre ses droits à la véritable poésie qui, explorant les rêveries intimes, les émotions de l’âme, plane dans le domaine sublime des pensées mystérieuses et infinies. t> Thorvaldsen appartient à ces esprits élevés, qui, en face des erreurs d'un goût douteux, prôné par la'foule, com­ prenant les destinées de l’art, moderne, rompirent avec l’école pernicieuse qui dictait encore ses lois.

Comme Winkelmann, l’artiste Scandinave choisit pour modèles les œuvres simples et émouvantes de l’antiquité hellénique ; mais à leur sérénité, il joint l’expression de la pensée moderne. La beauté n’est point le seul thème que poursuive son travail, il s’efforce sans cesse de faire jaillir de ses statues l'éclair d’un mouvement intime de l’âme. Plus sévère qûe les Grecs, choisissant entre les courants qui agitent l’esprit et le cœur, il n’admet, dans sa concep­ tion, qu’une idée morale. En taillant les premières figures de son Panthéon idéal, il l’ouvre aux images de la Paix et de la Liberté, aussi radieuses dans l’apothéose du maître queCérès et Minerve, aussi belles que Psyché et Vénus. Ainsi fera-t-il durant toute sa carrière. Peu d’artistes ont porté aussi loin que Thorvaldsen, la recherche de la beauté plastique, l’étude des formes les plus correctes : aucun n’a su mieux se garer contre la dômination funeste du beau matériel. L'âme maintient sa souveraine supré­ matie dans tout l’œuvre du sculpteur danois. Quelle que puisse être l’élégance de ses statues, c’est toujours un Sentiment noble qu’elles expriment. Il n’eut point dés­ honoré son ciseau en lui laissant tracer quelqu’imàgé dont auraient rougi les nombreux visiteurs qui parcourent aujourd’hui le miisée de Copenhague. À la beauté il assigna le rôle moralisateur de devenir l’enveloppe naturelle d’une idée noble, la traduction plastique d’une pensée élevée. En poursuivant sans relâche le chàrme des lignes suaves, en le répandant saus cesse sur ces créations, jamais il ne S — 33 — _

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des modes passagères, s’affubler ,d’oripeaux grotesques, sombrer dans un réalisme terre-à-terre. L’habileté du ciseau remplaça l’inspiration : images maniérées, statues voilées en trompe-l’œil, marbres ciselés en'étroits réseaux, furent proclamés des merveilles. Plus tard on essaya de galvaniser ces cadavres glacés, à l’aide de rapprochements ingénieux. Alors naquit une allégorie cherchée, dont la fadeur ne pouvait produire que des figures tourmentées, aux attitudes prétentieuses, efféminées ou ridicules, écra­ sées sous un tas d’attributs disparates. Winkelmann balaya de sa plume puissante les Jupins de ballet, lesCupidons transis et les Vénus de boudoirs. Il réveilla l’antiquité grecque, en décrivant ses conceptions grandioses, en expli­ quant les beautés de ses images simples et idéales. Après lui,Lessing, dans le piquant traité d’esthétique qu’il nomma haocoon, compléta l’œuvre du savant qui avait si éloquem­ ment apprécié les contours élégants, les formes parfaites. Plus philosophe que Winkelmann, Lessing fit justice de l’allégorie plastique, telle qu’on la voyait au siècle dernier, mesquine, guindée, puérile ; pour rendre ses droits à la véritable poésie qui, explorant les rêveries intimes, les émotions de l’âme, plane dans le domaine sublime des pensées mystérieuses et infinies. aThorvaldsen appartient à ces esprits élevés, qui, en face . des erreurs d’un goût douteux, prôné par la-foule, com­ prenant les destinées de l’art, moderne, rompirent avec l’école pernicieuse qui dictait encore ses lois.

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Comme Winkelmann, l’artiste Scandinave choisit pour modèles les œuvres simples et émouvantés de l’antiquité hellénique j mais à leur sérénité, il joint l’expression de la pensée moderne. La beauté n’est point lé seul thème que poursuive son travail, il s’efforce sans cesse de faire jaillir de ses statues l’éclair d’un mouvement intime de l’âme. Plus sévère que les Grecs, choisissant entre les courants qui agitent l’esprit et le cœur, il n’admet; dans sa concep­ tion, qu’une idée morale. En taillant les premières figures de son Panthéon idéal, il l’ouvre aux images de la Paix et de la Liberté, aussi radieuses dans l’apothéose du maître queCérès et Minerve, aussi belles que Psyché et Vénus. Ainsi fera-t-il durant toute sa carrière. Peu d’artistes ont porté aussi loin que Thorvaldsen, la recherche delà beauté plastique, l’étude des formes les plus corréctes : aucun n’a su mieux se garer contre la dômination funeste du beau matériel. L'âme maintient sa souveraine supré­ matie dans tout l'œuvre du Sculpteur danois. Quelle que puisse être l’élégance de ses statues, c’est toujours un sentiment noble qu’elles expriment. il n’eut point dés­ honoré son ciseau eülui laissant tracer quelqu’image dont auraient rougi les nombreux visiteurs qui parcourent aujourd’hui le musée de Copenhague. À la beauté il assigna #" le rôle moralisateur de devenir l’enveloppe naturelle d’une, 'idée noble, la traduction plastique d’une pensée élevée. En poursuivant sans relâche le charme des lignes suaves, én le répandant saus cesse sur ces créations, jamais il ne 3 — 33 —

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l’envisagea isolé : loin de le chercher pour lui-même, il l’asservit toujours à glorifier un sentiment généreux. Habile à évoquer la grâce, il en fit la suivante inséparable de la vérité et du devoir. Que de fois en constatant les faits regrettables que l'histoire relève dans la vie des plus grands artistes, on reconnaît la faiblesse humaine ravalant, au niveau com mun, des hommes doués des plus éminentes facultés. Que de fois aussi en admirant la puissance de créations supé­ rieurement achevées, on regrette que le thème choisi pour déployer tant de mérites divers, ne soit point digne, par sa noblesse et sa valeur morale, du labeur patient et fécond qui immortalise l’œuvre. Chez Thorvaldsen, les moralistes les plus rigides s’inclinent-; les critiques d’art approuvent à la fois la pensée et l’habileté. Jamais ciseau plus souple, manié par une main plus sûre et plus rapide, ne donna la vie à des conceptions aussi imposantes par leur caractère idéal, par leur réalisation originale et merveilleusement harmonique. La verve infatigable de Thorvaldsen lui permit d’en­ fanter un nombre de chefs-d’œuvre qui semble au-dessus des forces d’un seul homme, sans que sa pensée descendit des régions sereines du pur spiritualisme. La fécondité de son ciseau ne lui laissa jamais perdre de vue le principe moral de l’art, ni les règles harmoniques dont la Grèce antique lui avait enseigné les mystères. Sentant sa puis­ sance, il comprenait les devoirs qu’elle entraîne. Maître

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