Quelle ville?

Quelle Ville ?

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Pour Elle

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« Adorer ne suffit pas : il faut devenir »

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Elle.

Celle qui marche en avant.

Celle qui fraye le chemin, ouvre la voie, relie les mondes.

Celle qui aime.

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Un jour, alors même qu’Elle peinait chaque moment davantage dans ce corps usé, ployé, abîmé, à défaire ces sortilèges enroulés dans les cellules, un jour, oui, Elle a simplement annoncé, « Faisons une ville au service de la Vérité… » Mais depuis longtemps déjà, bien longtemps, Elle nourrissait le sol d’où pourrait enfin germer cet appel, l’appel à l’Unité, à une vie plus vraie, une conscience plus claire et plus sûre, un état plus libre. A la construction de cette ville, qui donnerait forme à l’aspiration qu’Elle offrait en partage, Elle a invité de tous les pays de la Terre et quelles que soient leur race, leur classe et leur caste, ces hommes et ces femmes, ces êtres qui ont soif et besoin d’une plénitude consciente et d’une harmonie vivante qui puisse toujours progresser et dissoudre toutes les misères. Dès l’enfance déjà Elle savait ce que serait Son Travail, tirer ici dans ce monde une Conscience-Force souveraine, pleine et directe. Et, très tôt, Elle traça Son plan d’action = réunir des individualités humaines partageant une même quête d’un règne nouveau, d’un état de

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complétude qui aurait le pouvoir de réconcilier tous les contraires et d’harmoniser toute la Terre.

Puis, à partir de ce noyau d’appel et de réceptivité, il s’agirait alors de créer une ville, l’embryon d’une réalisation collective terrestre qui, progressivement, donnerait vie et corps à tout un pays, pour se répandre et se propager comme une contagion lumineuse et bénéfique sur la Terre entière.

C’était au début du vingtième siècle.

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Et, à la veille de la première guerre mondiale, Elle retrouva, dans ce monde matériel, Celui avec Qui l’œuvre serait accomplie

Tous deux conjuguèrent leur labeur.

Atteindre et s’unir à la Conscience qui prendrait la relève du Mental dans l’évolution, faire peu à peu descendre sa Force dans leurs natures purifiées et offertes, jusqu’à ce que leurs présences-mêmes puissent commencer de manifester les rudiments d’une nouvelle condition d’existence dans la Matière – telle fut Leur tâche.

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Un nombre croissant d’individus se groupaient autour d’Eux.

C’étaient les premiers balbutiements d’une nouvelle formation collective sur la Terre. Sans relâche Elle a travaillé à ouvrir les cœurs et les pensées à ce monde nouveau dont Elle accueillait les semences.

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Plus de trente années durant, tous deux œuvrèrent ensemble à défricher le terrain de la conscience humaine, de l’état humain, à ouvrir des passages et délivrer la vivante vérité que l’ambivalente humanité emprisonne pour

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l’unir enfin à sa source solaire = une lutte de chaque seconde, souvent acharnée et sans merci pour au moins neutraliser ce qui refuse la lumière.

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Car l’humain est le site de l’évolution de la conscience dans la Matière, l’humain est le pont, le vaisseau et l’outil.

Dans l’humain continuent de vivre les formes de ce qui fut jamais tenté et vibrent secrètement les modèles de Cela qui viendra. Et depuis des âges déjà, c’est sous l’égide de l’ego et de la séparation que l’humanité a appris à fonctionner, à survivre, à progresser – et à nuire. Cet apprentissage, miraculeux, merveilleux et maléfique à la fois, s’est fait à l’aide des forces de vie, puis des forces mentales, et tous les plans et tous les pouvoirs de l’existence y ont de près ou de loin participé – ou rivalisé dans l’exercice de leurs influences.

Car, avec la séparation, vient la volonté de puissance et de domination.

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C’est ainsi que la deuxième guerre mondiale eut pour enjeu le contrôle de la destinée terrestre de notre espèce. Dans un cas, l’humanité serait assujettie à un règne totalitaire abusif repoussant très loin dans le temps la possibilité de toute avance évolutive ; dans l’autre, la liberté de choix serait essentiellement préservée, indispensable condition à l’émergence et au développement de la conscience véritable.

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A ce combat, tous deux donnèrent leur amour et leurs forces vives, dans une concentration dont personne, nulle part, n’avait jamais été capable auparavant. Car il fallait, absolument, une fois pour toutes, écarter sinon défaire cette sinistre menace et cette abomination, si le passage évolutif devait se faire maintenant sur cette Terre, plutôt que d’être remis indéfiniment.

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Mais le coût de cette victoire nécessaire serait lourd, car des quantités de forces moindres, pressentant la fin du mode séparatif de l’ego qui seul leur permettait d’exploiter la vie humaine et de s’en nourrir, commencèrent alors de se ruer par toutes les ouvertures dans l’atmosphère de la Terre.

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Durant ces trente années, jusqu’à la fin de l’an 1950, tous deux travaillèrent sans répit dans ce monde physique matériel, se partageant les tâches complémentaires. Lui, un peu retiré du regard public dans ses appartements du premier étage qu’Il arpentait d’heure en heure, allait et venait, montait et descendait, sans cesse, frayant le chemin de la conscience au-delà des états et des plans déjà connus, afin d’établir la communication directe de la matière à la Vérité de l’avenir. Et pour ce faire, il fallait développer le nouveau véhicule individuel, le nouveau centre d’existence qui remplacerait l’ego et convertirait les forces physiques, vitales et mentales en instruments dédiés au service d’une Conscience d’Unité.

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Et, s’Il ne marchait pas dans l’enfilade de Ses trois chambres, c’était qu’Il écrivait, écrivait, écrivait – des milliers de lettres de calme explication, ou les vers cent fois révisés de Son épopée révélatrice « Savitri » -, ou qu’Il Se concentrait, assis dans Son grand fauteuil ou reposant sur Sa couche, pour ouvrir les seuils d‘en-haut et d’en-bas, explorer, endurer, éclairer, découvrir.

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Et, à mesure qu’Il œuvrait ainsi, imperturbablement orienté, ces mouvements de conscience se traduisaient en Elle, simultanément et directement, par l’expérience et par l’action.

Elle incarnait dans le monde.

Accessible, diligente, alerte à tous et à tout, Elle organisait, guidait, encourageait, accompagnait, protégeait, montrait, enveloppait, soutenait, entraînait, enseignait. Déjà, Elle avait avec les premiers disciples établi les fondements pratiques d’une organisation collective capable de croissance harmonieuse ; Elle ouvrait tous les champs à la même exigence, à la même aspiration, à la même dédication. Toute activité, une fois offerte à la Vérité, était noble également et digne du même respect et de la même consécration. Elle leur inculquait que le poète et le législateur pouvaient aussi balayer la cour avec la même vibrance et le même recueillement. Elle leur apprenait que la vie entière est le terrain du Yoga et le levier de la transformation :

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Au début, dans l’ancien quartier colonial de Pondichéry, cette ville assoupie et souvent mal famée qui pourtant gardait une certaine grandeur ordonnée avec ses rues bien tracées parallèles ou perpendiculaires à l’océan, bordées de spacieuses demeures aux murs épais et aux plafonds élevés, Ils n’avaient rien, ou presque rien, et dépendaient de l’hospitalité de quelques résidents dévoués ; la plupart des premiers arrivants n’avaient rien non plus.

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Il fallait bien tout de même instaurer une discipline partagée, un engagement dans l’offrande positive, active et heureuse de tout labeur, de toute action, de toute entreprise, de toute tâche, au service de la conscience véritable.

Et peu à peu chaque instant et chaque geste de la vie quotidienne se chargeaient de sens.

Et chacun commençait de comprendre, concrètement et dans les faits, qu’il s’agissait de construire progressivement un nucléus d’un monde nouveau dans ce monde. Et tout devait contribuer à cette manifestation naissante, tous les pouvoirs et toutes les forces qui résident dans l’être humain devaient apprendre à collaborer = l’art, le commerce, l’industrie, les sciences et les techniques, l’intelligence la plus haute comme l’aptitude la plus corporelle, tout devait trouver sa juste place dans l’évolution consciente et accélérée de cette nouvelle création. Les obstacles devenaient des leçons – défaites momentanées, revers et déboires, tout était embrassé dans une action intérieure aussi vaste et compréhensive qu’incessante et rigoureuse.

Car en Elle grandissait ainsi la Shakti.

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Un peu de matière humaine se groupait donc autour d’Eux et chaque individu se joignant à Leur travail terrestre, avec sa propre personnalité, son caractère, son tempérament, ses capacités et ses faiblesses et son bagage subconscient de conditionnements, en venait naturellement à représenter un certain type, une difficulté particulière de l’humanité, une résistance à conquérir.

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Car si chacun de ceux qui Leur donnait sa vie répondait en cela à une découverte psychique et spirituelle, une nouvelle naissance et un choix intérieur aussi impératif qu’inattendu – un renversement de conscience et une révolution de toutes les valeurs -, chacun apportait également une condition encore inchangée de la conscience physique ordinaire, et c’était bien dans cette matière brute et rétive qu’Ils devaient semer et nourrir les germes d’un monde nouveau. Comme une étoile naissante, cet infinitésimal rassemblement commençait d’irradier. Graduellement et d’horizons de plus en plus divers, des êtres ressentaient l’appel comme un aimant et une force directrice, dont ils reconnaissaient, avec gratitude, la source consciente. Il y avait ceux qui alors voulaient tout quitter pour se donner entièrement, quelles que soient les difficultés, et qu’Ils acceptaient. Et il y avait ceux qui souhaitaient suivre, s’ouvrir et participer sans pour autant larguer toutes les amarres, trouvant à Leur contact un sens nouveau à leur existence humaine, avec la possibilité de servir une grande Tâche dans la mesure de leurs moyens et aptitudes et sous Leur protection. Pour que la création nouvelle puisse effectivement germiner – et ce serait un long et patient travail -, trois pouvoirs devaient être au moins partiellement et ponctuellement acquis = le pouvoir de l’argent, le pouvoir politique et le pouvoir de la santé.

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Chacun de ceux qui étaient acceptés – sinon choisis par eux deux – dans cette collectivité bourgeonnante Leur remettait toutes ses possessions personnelles et, dorénavant, recevrait d’Elle tout ce qui serait nécessaire à la vie quotidienne.

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Car Elle guidait et irriguait de Sa conscience et de Sa présence toutes les activités et gérait tous les biens pour le progrès et la prospérité de tous. Ceux qui participaient à distance venaient, autant qu’ils le pouvaient pour des séjours plus ou moins prolongés, se baigner dans Leur atmosphère, déposant à Leurs pieds leurs « récoltes » - leurs contributions. De la sorte, une maison puis une autre, un terrain puis un autre, purent être acquis au nom de l’ashram, dont, au fil des années, un ensemble d’anciennes demeures coloniales put être consolidé pour en constituer le centre reconnaissable dans cette ville côtière qui reprenait vie. Elle voulait ainsi rassembler dans la paisible et puissante harmonie de Leur présence une collectivité vibrante d’âmes vivantes qui puissent offrir à la Conscience de Demain les capacités de l’humanité, toute sa soif de perfection dans tous les domaines, dans une consécration confiante, réceptive, purifiée, libérée.

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Constamment Elle repoussait et brisait les limites, à commencer par celles de ces individualités encore déterminées par le principe de l’ego mental et vital qui s’étaient réunies autour d’Eux. Son aspiration à Elle était toujours de devenir digne et capable de manifester l’amour vrai, au service du Suprême sur la Terre, pour la sauver et la transformer.

Ainsi, Lui, dés le début de Leur démarche commune visible, L’avait nommée « la Mère ».

Et c’était bien ce qu’Elle devenait pour un nombre grandissant d’âmes individuelles qui La reconnaissaient comme telle, Elle qui pouvait plonger en tout être directement pour y trouver le Divin et S’y livrer entièrement.

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Un jour, lorsque le nombre de résidents permanents de l’ashram eut bien augmenté, un disciple princier d’un Etat voisin offrit à Mère… une colline, avec ses terres environnantes1

Elle regarda.

Elle avait le plan de Sa ville.

Le plan de la ville dont Il serait le centre.

Car Elle cherchait toujours une liberté d’action, la liberté d’entreprendre et d’expérimenter sans les contraintes et les restrictions de la société ordinaire, la liberté d’essayer et de pratiquer de nouvelles formes et de nouveaux principes de gouvernement, d’économie, d’existence collective.

Son plan était simple.

Il y aurait un mur d’enceinte circulaire, avec une ou plusieurs entrées où chaque arrivant déposerait toute chose reliée au domaine public extérieur. Tout le long de la face interne de l’enceinte seraient les habitations des disciples, chacun disposant d’un petit logement et d’une parcelle de jardin. Puis, convergeant vers le centre – et donc vers le haut de la colline -, l’on trouverait les bâtiments d’usage collectif pour les services et les diverses activités.

Sa demeure à Lui serait ainsi au milieu et au sommet.

Autour de la ville s’étendraient et seraient répartis les fermes et les vergers.

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Mais ce projet ne put prendre essor.

Il fallait plutôt poser les bases de ce qui serait le centre d’Education, car les enfants étaient arrivés. Car, vers la fin de la deuxième guerre mondiale, tous deux durent ouvrir les portes de l’ashram à des familles de disciples originaires du Bengale, qui n’y étaient plus en sécurité et demandaient à se réfugier auprès d’Eux – avec leurs enfants naturellement. Et assez soudainement la vie de l’ashram dut s’adapter de mille manières pour inclure et embrasser cette vitalité encore brute avec tous ses besoins. Il fallait non seulement s’en occuper, mais établir une dynamique progressive de développement intégral qui puisse nourrir, soutenir et encourager la croissance de la vraie conscience dans chaque unique individualité. Et, pour ce faire, il fallait entraîner ceux des disciples qui occuperaient les fonctions, non plus d’ « enseignants », mais d’aides et de participants dans la découverte et la maîtrise de soi et la recherche de la connaissance véritable en chaque enfant et chaque adolescent.

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Et très vite Elle introduisit la nécessité impérative de l’éducation physique, afin que chacun saisisse concrètement l’importance d’une conscience physique éveillée et participante et de corps équilibrés, plastiques, harmonieux et ardents de la flamme du progrès. Besoins et nécessités appellent des réponses et ainsi de nouveaux espaces furent aménagés et le champ des activités se diversifia davantage.

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Elle voulait toujours ouvrir des voies, invoquer des formes nouvelles.

Avec l’aide dévouée de deux architectes d’avant-garde, l’un slave et l’autre japonais, qui s’étaient tournés vers Eux deux, Elle put créer un premier exemple d’habitation collective à plusieurs étages, en utilisant le béton, le ferrociment et le bois, bâtiment qui reste aujourd’hui un modèle d’harmonieuse, élégante simplicité, noble et pratique à la fois dans toutes ses parts et tous ses détails.

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C’est sur un vaste plateau d’argile rouge, dénudé, érodé par les vents et les chèvres, une cinquantaine de mètres au-dessus de l’océan, qu’Elle a finalement, en Février 1968, donné l’impulsion décisive à Sa ville.

Cinquante ans plus tard, de nombreux puits se sont asséchés.

Lorsque nous sommes arrivés, il y avait encore des puits ouverts en contrebas du plateau vers l’intérieur des terres, où une corde, un seau, une simple poulie et de la bonne humeur faisaient le travail. A présent, un peu comme dans les villes n’importe où, nous dépendons presque entièrement des réseaux publics de génération et de distribution d’électricité pour tirer à la surface l’eau des trois nappes souterraines auxquelles nous avons accédé : celle du haut, qui se recharge avec les pluies saisonnières, la seconde en profondeur, qui charrie des eaux venues de plus grandes distances et moins exploitée dans le passé mais vulnérable à la salinisation par l’infiltration des eaux océanes et la troisième, la plus profonde, qui est légèrement sulfureuse. Même si cette électricité est « gratuite », puisque nous lui échangeons celle que produisent nos éoliennes situées dans le Sud du pays (il n’y a pas ici assez de vent), cette condition de dépendance est une entrave et non seulement restreint mais dévoie, par ses effets et conséquences, la liberté d’explorer et de progresser collectivement : car sans indépendance énergétique nous sommes de fait liés à la situation économique générale. Le prochain pas est donc de créer une station de panneaux photovoltaïques suffisamment importante pour subvenir à tous les besoins. Mais quoiqu’il en soit, c’est à la situation écologique générale et, déjà, environnante, que nous sommes liés. Car, bien que nos efforts de régénération aient obtenu des résultats spectaculaires au cours des années, la rapide prolifération des pratiques nocives attenantes au

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développement sauvage qui s’est emparé de la région, avec sa horde de profiteurs et de prédateurs, a considérablement aggravé les conditions.

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Elle, aux premiers jours, avait pourtant clairement prévenu = « achetez toutes les terres maintenant, sinon vous le regretterez amèrement… vous ne savez pas le pouvoir de la convoitise… ! », ou bien, « étudiez maintenant les méthodes pour filtrer l’eau de mer… »…

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Elle avertit aussi = « vous devez tous vous engager à ne jamais mentir, sinon cette ville ne prendra jamais son essor véritable… ! »…

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Aujourd’hui, combien sommes-nous ?

A peine trois milliers seulement, dont un tiers d’enfants.

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Je suis né et j’ai vécu les premières années de mon enfance dans la capitale de la France, Paris, et la rue que nous habitions, au 6 ème étage sans ascenseur d’un immeuble semblable à tous ses voisins, la rue Henri Monnier, qui montait la colline vers la Place Pigalle ;hébergeait probablement à elle seule près de trois milliers d’individus également… Nous n’étions ni riches ni trop pauvres ; ce n’était pas un quartier cossu et on y croisait et côtoyait une grande diversité, de classes comme d’ethnies ou de « professions ». Mais les trottoirs étaient propres, il y avait de l’eau à tous les robinets à tous les étages et de l’électricité dans toutes les pièces et personne ne se souciait d’autre chose, du point de vue civique, que d’être en mesure de régler les factures mensuelles. Il y avait bien, de temps à autre, un ivrogne affalé, une femme giflée, un assaut nocturne d’invectives, une bouteille éclatée, une dispute chez l’épicier, les sirènes de la police ou d’une ambulance, mais le bon fonctionnement de toutes les parts nécessaires à la vie de chaque jour semblait assuré. Tandis que, dans notre ville naissante, nous sommes préoccupés pratiquement de chaque geste et de ses conséquences, en quête de solutions harmonieuses qui puissent contribuer à rétablir la santé des systèmes organiques de la Terre – cette Terre qui a été pillée, saccagée, violée, abîmée par notre arrogance et nos excès…

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En termes du progrès et de l’évolution de la conscience – la conscience incarnée par l’humanité jusqu’à présent -, à quoi sert une ville ?

Quels sont ses fonctions, son rôle, ses vertus ?

Quels sont les pouvoirs, les effets et les possibilités que seule une ville peut générer, activer, amorcer ?

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Seuils et masses critiques, carrefours de diversité, espaces d’échanges et d’apprentissages, centres de rayonnement et d’action collective… - des dimensions optimales existent-elles pour l’établissement de villes et de cités ?

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Vers la fin des années 1940, l’Inde, qui venait d’acquérir son Indépendance et son statut de Nation sur la scène terrestre, était un univers entièrement tissé d’une riche complexité de traditions sur laquelle s’étaient surimposées, à des fins toutes pragmatiques et intéressées, les valeurs victoriennes de l’Angleterre. Lorsque dans cet ashram inclassable à présent doté d’une école, Elle introduisit un programme d’éducation physique identique pour les femmes et les hommes, les garçons et les filles, s’adressant à chaque individualité naissante comme à une âme vivante dont il faudrait chérir et encourager l’unicité libérée de l’ego, ce fut l’annonce effective d’une grande révolution. Enfants et disciples de tous âges portaient désormais, plusieurs heures par jour, les mêmes uniformes, participaient aux mêmes jeux, suivaient le même entraînement. Réticences, résistances, alarmes, indignations, les commentaires fusaient de toutes parts. C’est alors qu’Il sortit brièvement de Sa concentration silencieuse pour écrire un texte limpide qu’Elle fit publier dans le nouveau Bulletin trimestriel du centre d’Education, où Il définit les termes des progrès nécessaires de la conscience corporelle afin d’assurer une base physique terrestre à la transition évolutive, à travers la manifestation première de ce qu’Il nomma alors le Mental de Lumière = un stade intermédiaire qui demandait la réceptivité forte, équilibrée, plastique et maîtrisée, de la conscience physique et de la vie du corps, les cellules mêmes de l’organisme matériel apprenant à participer.

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Les affres et les ravages de la seconde guerre mondiale commençaient à se dissiper dans la mémoire collective d’une humanité qui, avec la faillite des empires, s’apprêtait à proliférer dans une croissance aveugle. Sur cette Terre vivante, au nom d’une discipline et d’une doctrine soi-disant « supérieures », s’étaient produites et manifestées d’impensables horreurs. Par un habile piratage d’une Vaste Vérité à venir, une petite personne froide et entièrement éprise d’elle-même et de sa propre image, s’était presque emparé du contrôle de la commune destinée des peuples et des nations. Si la sève de l’union, de la liberté et de la fraternité avait pu circuler et irriguer d’assez nombreux foyers pour venir à bout de cette tentative terriblement efficace et ordonnée et neutraliser ses desseins, la volonté de puissance qui l’avait animée n’avait pas pour autant renoncé à ses buts = la possession de l’espèce humaine au détriment de l’évolution de sa conscience et de son accession à un Etat unitaire de vérité dans la matière. Le combat devrait se livrer en tous points, jusqu’à ce que toutes les forces choisissent librement le chemin de l’harmonie progressive de tout ce qui est.

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Un bouleversement d’une ampleur sans précédent avait secoué la Terre et, par ses violences, des dizaines de millions d’êtres humains avaient péri.

Et les sciences les plus avancées s’étaient prêtées au sacrifice.

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Il fallait désormais se ressaisir, reconstruire, reprendre le goût à la vie et la confiance en l’avenir. Mais les modèles éthiques et moraux avaient aussi succombé et les barrières modératrices de la bienséance allaient s’effondrer dans la ruée des forces vitales avides d’expression.

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Lui et Elle voyaient clairement qu’il fallait hâter la venue – l’avènement ici, sur la Terre – du Principe de conscience qui devait succéder au Mental et guider l’évolution.

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D’instant en instant, continument, constamment Ils travaillaient ; et, alors qu’Il accédait à plus de conscience et que plus de conscience descendait et éveillait les étages de la subconscience et les soubassements obscurs de toute l’existence physique et matérielle, Elle en avait l’expérience et agissait en conséquence. Mais Il avait besoin de plus de concentration pour intensifier le mouvement et il devait passer de trop nombreuses heures quotidiennes à répondre aux lettres et aux appels et aux demandes, et personne autour d’Eux ne semblait se rendre compte de l’urgence et de l’ampleur de la tâche.

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L’on ne peut rien comprendre à Leur travail, ni à aucun de Leurs choix et décisions, tant que l’on croit que la personne et la conscience individuelles meurent avec le corps.

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Il a vu que la meilleure chose à faire était qu’Il Se retire de la scène matérielle.

Elle, resterait.

Elle avait, des deux, le meilleur corps, le plus robuste et le plus endurant, si frêle fût son apparence. Elle qui ne Se reposait que deux ou trois heures par jour dans une transe pleinement consciente, S’occupait de tout et donnait la même attention au moindre détail de la vie de l’ashram et aux grands évènements et changements terrestres, prodiguant le soin le plus méticuleux et compréhensif pour annoter un cahier d’écolier comme la sollicitude la plus effective et immédiate pour secourir un disciple en difficulté sur un autre continent – savait trouver le repos et renouveler les énergies du corps. Car, de plus en plus, Elle S’emplissait de la Shakti, de cette Puissance d’énergie pure – la Force de Conscience agissante qu’Il avait si lumineusement évoquée en décrivant les quatre aspects de la Mère dans la manifestation = le pouvoir de combattre l’obscurité et la force de progrès ; la vaste sagesse de la profonde connaissance qui comprend et voit la vérité de chaque être ; la puissance d’harmonie et de prospérité qui révèle la joie et la beauté dans tout ce qui est ; et la puissance de perfection dans toutes les opérations et tous les instruments.

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Elle continuerait d’agir, visiblement et invisiblement, dans le monde matériel et Lui, La soutiendrait par Son œuvre subtil depuis l’autre côté d’un voile encore nécessaire.

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Il a pris la décision.

Sans la lui annoncer.

Elle a dû accepter.

Lui, ce si vaste regard où s’unissaient en une même puissance le transcendant, l’universel et l’individuel, Lui qui pouvait guérir à distance et lire tous les cœurs, a laissé une infection devenir fatale et silencieusement laissé Son corps. Elle, qui sortait de Son propre corps à volonté pour agir et travailler dans les domaines mitoyens, savait depuis longtemps comment « mourir » : s’Il Lui avait donné le temps de choisir, en un instant Elle aurait tout laissé.

Mais Il savait et voyait.

C’était Elle qui devait rester.

C’était en Elle et par Elle que l’union de leurs consciences deviendrait manifeste, ouvrant la voie d’un nouveau Principe évoluteur sur la Terre et dans la matière – avec la matière, avec les cellules et les atomes de cette réalité terrestre.

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Nous étions, en cette fin de l’an 1950, à peu près 2.5 milliards d’humains.

Lorsque, 18 ans plus tard, Elle lança Sa flamme de progrès dans l’atmosphère de la Terre, nous étions 3.5 milliards.

Et, encore 50 ans plus tard, nous atteignons presque les 8 milliards.

La création progressive d’une minuscule agglomération de quelques milliers d’aspirants si consacrés soient-ils, peut-elle avoir un effet, un poids, une action dans la destinée de la Terre et de l’espèce humaine… ?

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Mais nous n’évaluons l’action de la conscience qu’à travers notre expérience et notre compréhension des instruments qu’elle a pu développer jusqu’à présent dans cet univers matériel, ces instruments relatifs qui nous permettent d’exister physiquement comme créatures individuelles = les forces physiques, les forces vitales et les forces mentales. La science aujourd’hui, par son observation de plus en plus précise et perfectionnée de la conduite de la Matière – ses formes, ses composants, ses comportements – doit honnêtement constater un immense et vertigineux mystère. Car, si la Matière est Energie, l’Energie n’est-elle pas, ou ne fait-elle pas preuve, de conscience ? Mais alors, de quelle conscience s’agit-il, et cette conscience a-t-elle des « intentions », des « buts », des « motivations », cette conscience connait- elle la joie… ?

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Si nous pouvons mesurer la vitesse d’un corps massif, puis d’une décharge électrique, d’une onde sonore, puis d’une onde lumineuse, puis d’une onde mentale, nous ne sommes cependant pas encore prêts à reconnaître que ce sont là seulement des modes divers de la Conscience Une. Alors, qui peut affirmer qu’une fraction de la masse humaine ne peut faire aucune différence à la condition de l’ensemble… ?

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Dans la vie ordinaire, nous savons tous que de nombreux états, tels la colère, la peur, la mauvaise humeur, aussi bien que l’enthousiasme, le fou rire ou l’impatience, peuvent se communiquer directement, c’est-à-dire sans intentions ni gestes ni mots, tout comme le peuvent certaines maladies dites « contagieuses ». Et il n’est pas rare de constater que nous attrapons les pensées générées par une autre personne. Il nous arrive parfois aussi d’être témoin d’un phénomène de propagation subite et spontanée dans une foule – d’une indignation, d’un refus, d’un engouement. La méthode scientifique a par ailleurs permis d’observer qu’à l’intérieur d’une même espèce vivante, par exemple, et quelles que soient les distances physiques, une simple série de gestes constituant un nouveau savoir-faire, se communique ou s’apprend de plus en plus vite et avec de plus en plus d’aise avec sa pratique. Et les avances contemporaines dans des domaines complémentaires comme l’informatique et la nanotechnologie multiplient sans cesse les capacités de nos outils externes de communication.

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Il est désormais certain qu’une nouvelle perception, une nouvelle compréhension, une nouvelle pratique peuvent se communiquer directement – soit instantanément, soit par seuls successifs de franchissement et de transmission – ou indirectement mais de plus en plus vite à l’aide de moyens extérieurs. La question cruciale est celle de la qualité et de la nature essentielle de ce qui est communiqué…

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C’est très haut qu’Elle situa les termes de l’expérience à laquelle Elle invitait des représentants de toute l’humanité.

Lorsque le jour de la fondation de Sa ville Elle énonça les lois dynamiques qui devraient présider à cette tentative locale et relative, c’est bien à chaque être humain éveillé qu’Elle S’adressait – en ce jour et pour de très nombreux jours à venir. C’est pourtant dans la nature même des choses terrestres que l’Inde, qui détient le plus riche trésor d’expérience et de réalisation spirituelles, accueillît la première ce mouvement vers un avenir plus lumineux pour tous et toute la Terre.

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D’abord et avant tout, Elle sommait chacun de trouver son âme, cet être intérieur libre et vaste et conscient directement du Divin. Directement et uniquement, c’est-à-dire que chaque âme a sa propre et unique relation au Divin et avec le Divin dans le monde.

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Car il s’agit d’opérer et de subir un saltus évolutif, vers, et dans, la Vérité éternelle.

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En effet, ces deux documents qu’Elle mit alors en circulation (la Charte le jour-même de l’inauguration et le second texte quelques deux ans plus tard, pour tenter d’éclairer un peu les premiers arrivants désorientés) dans l’atmosphère de la Terre sont fondateurs d’un âge nouveau.

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Pour être un vrai Aurovillien.

1. La première chose nécessaire est la découverte intérieure, pour savoir ce que l’on est vraiment derrière les apparences sociales, morales, culturelles, raciales et héréditaires. Au centre il y a un être, libre et vaste et connaissant, qui attend notre découverte et qui doit devenir le centre agissant de notre être et de notre vie à Auroville. 2. L’on vit dans Auroville pour être libre des conventions morales et sociales ; mais cette liberté ne doit pas être un nouvel esclavage à l’ego, ses désirs et ses ambitions. La satisfaction des désirs barre la route qui mène à la découverte intérieure, découverte qui ne peut être effectuée que dans la paix et la transparence d’un parfait désintéressement. 3. L’Aurovillien doit perdre le sens de la possession personnelle. Pour notre passage dans la vie matérielle; ce qui est indispensable à la vie et à l’action est mis à notre disposition selon la place que nous devons occuper. Le plus nous sommes consciemment en rapport avec notre être intérieur et plus les moyens exacts nous sont donnés. 4. Le travail, même le travail manuel, est une chose indispensable pour la découverte intérieure. Si l’on ne travaille pas, si l’on ne met pas sa conscience dans la matière, la matière ne se développera jamais. Permettre à la conscience d’organiser un peu de matière à travers notre corps est une très bonne chose. Créer de l’ordre autour de soi aide à créer de l’ordre en soi. On doit organiser sa vie non pas d’après des règles extérieures et artificielles, mais d’après une conscience intérieure organisée, car si on laisse la vie se poursuivre sans lui imposer le contrôle de la conscience supérieure, elle devient dispersée et inexpressive. C’est un gaspillage de temps, dans le sens où il n’est fait aucun usage conscient de la matière. 5. La terre entière doit se préparer à l’avènement de la nouvelle espèce, et Auroville veut travailler consciemment pour hâter cet avènement. Petit à petit il nous sera révélé ce que doit être cette espèce nouvelle et, jusque-là, la meilleure approche est de nous consacrer entièrement au Divin.

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Ces deux textes nous amènent au seuil d’une aventure plus vaste et plus vraie que toutes les quêtes du passé, une aventure qui enfin pourra justifier le labeur incalculable de notre espèce. Les lignes d’action et de conduite, le nouveau « dharma » qui s’y révèlent, ne sont l’exclusivité d’aucune personne, d’aucun groupe, d’aucun parti ni d’aucun peuple, mais concernent l’humanité toute entière = ferments et guides à la fois de son progrès de conscience.

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Mais déjà, au début des années cinquante, S’adressant non seulement aux membres de l’ashram mais à tous ceux qui s’y intéressaient ainsi qu’à Son nouveau Centre International d’Education, Elle avait commencé de formuler les bases et fondements d’une organisation collective qui puisse servir l’avenir harmonieux de la Terre, et à préciser les conditions de son établissement = un lieu que nul, aucun pays, ne pourrait revendiquer comme le sien, et où tous seraient citoyens du monde ; où la découverte mutuelle et la rencontre fertile des cultures et des peuples à travers leurs représentants favoriserait le respect et la collaboration, chaque individu devenant conscient de l’âme et de l’esprit de sa propre nation d’origine et capable d’apprécier et d’embrasser la richesse complémentaire de chaque autre culture et de chaque autre peuple. Elle souhaitait ainsi que les étudiants et les apprentis d’un développement plus intégral et favorable à l’évolution de la conscience, soient exposés et mis en rapport à la diversité des agents civilisateurs. Elle-même n’incarnait-elle pas dans Son propre corps physique l’intégration harmonieuse et effective de plusieurs de ces vastes courants

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civilisateurs ? Le passé de l’Egypte et du Moyen-Orient vivait en Elle, la culture incomparable de la France et ses valeurs universelles étaient actives en Elle et, avec le raffinement, le sens de la beauté et de la dignité dans chaque geste et chaque détail qu’Elle avait assimilés au Japon, se joignaient en Elle à l’éternelle immensité vibrante de la Shakti de l’Inde à laquelle Elle S’était unie – tels étaient les grands fleuves qui avaient irrigué l’entraînement intensif de Sa propre conscience physique. Car, dans Son élan constant vers un Avenir plus conscient, les premières forteresses qu’Elle fracassait étaient celles de l’esprit de paroisse – de nos préjugés, de nos ostracismes et de nos racismes.

La Conscience véritable est Une et S’exprime dans une diversité qui ne peut être qu’infinie.

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Plus Elle avançait et plus factices et restreignantes apparaissaient les constructions humaines, qui sont responsables de tous nos conditionnements, et plus pauvres et mensongères ces valeurs morales et éthiques dont les sociétés humaines se vantent et se servent pour juger et condamner. Elle voulait que les enfants, les adolescents – et que tous dans cet ashram – éprouvent la soif d’une vie plus vraie et demandent à s’y préparer : une existence individuelle et collective fondée sur les lois de l’esprit et de l’âme.

Alors, un jour de 1954, Elle écrivit Son « rêve » :

« Un rêve

Il devrait y avoir quelque part sur la terre un lieu dont aucune nation n'aurait le droit de dire: il est à moi; où tout homme de bonne volonté ayant une aspiration sincère pourrait vivre librement comme un citoyen du monde, et

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n'obéir qu'à une seule autorité, celle de la suprême vérité ; un lieu de paix, de concorde, d'harmonie, où tous les instincts guerriers de l'homme seraient utilisés exclusivement pour vaincre les causes de ses souffrances et de ses misères, pour surmonter ses faiblesses et ses ignorances, pour triompher de ses limitations et de ses incapacités ; un lieu où les besoins de l'esprit et le souci du progrès primeraient la satisfaction des désirs et des passions, la recherche des plaisirs et de la jouissance matérielle. Dans cet endroit, les enfants pourraient croître et se développer intégralement sans perdre le contact avec leur âme; l'instruction serait donnée, non en vue de passer des examens ou d'obtenir des certificats et des postes, mais pour enrichir les facultés existantes et en faire naître de nouvelles. Dans ce lieu, les titres et les situations seraient remplacés par des occasions de servir et d'organiser ; il y serait pourvu aux besoins du corps également pour tous, et la supériorité intellectuelle, morale et spirituelle se traduirait dans l'organisation générale, non par une augmentation des plaisirs et des pouvoirs de la vie, mais par un accroissement des devoirs et des responsabilités. La beauté sous toutes ses formes artistiques: peinture, sculpture, musique, littérature, serait accessible à tous également, la faculté de participer aux joies qu'elle donne étant limitée uniquement par la capacité de chacun et non par la position sociale ou financière. Car dans ce lieu idéal, l'argent ne serait plus le souverain seigneur ; la valeur individuelle aurait une importance très supérieure à celle des richesses matérielles et de la position sociale. Le travail n'y serait pas le moyen de gagner sa vie, mais le moyen de s'exprimer et de développer ses capacités et ses possibilités, tout en rendant service à l'ensemble du groupe qui, de son côté, pourvoirait aux besoins de l'existence et au cadre d'action de chacun. En résumé, ce serait un endroit où les relations entre êtres humains, qui sont d'ordinaire presque exclusivement basées sur la concurrence et la lutte, seraient remplacées par des relations d'émulation pour bien faire, de collaboration et de réelle fraternité.

La terre n'est pas prête pour réaliser un semblable idéal, parce que l'humanité ne possède pas encore la connaissance suffisante pour le comprendre et

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l'adopter, ni la force consciente indispensable à son exécution ; et c'est pourquoi je l'appelle un rêve.

Pourtant, ce rêve est en voie de devenir une réalité; et c'est à cela que nous nous efforçons à l'Ashram de Sri Aurobindo, sur une toute petite échelle à la mesure de nos moyens réduits. La réalisation est certes loin d'être parfaite, mais elle est progressive ; et petit à petit, nous nous avançons vers notre but qui, nous l'espérons, pourra un jour être présenté au monde comme un moyen pratique et efficace de sortir du chaos actuel, pour naître à une vie nouvelle harmonieuse et plus vraie. »

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Comment ne pas souhaiter faire partie un jour d’une telle expérience vivante… ? Un lieu où le sens de l’unité et de la fraternité ne pourrait que croître et où chacun serait libre d’explorer et de développer sa propre relation unique au divin, à l’univers, tout en contribuant avec joie et reconnaissance et selon ses capacités au bien-être et à l’harmonie de l’ensemble, qui ne voudrait y grandir… ?

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Dans l’Inde, à l’exception du yoga tantrique, les diverses pratiques yoguiques avaient toutes pour but reconnu la libération de la personne individuelle –libération des voiles de l’illusion, de la séparation, des épreuves et des vicissitudes de l’existence phénoménale ignorante -, et son retour, ou sa disparition, dans l’Absolu.

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Elle et Lui ouvraient un chemin presque inverse = sur la fondation de la découverte intérieure de l’âme individuelle sans mort ni naissance, et avec le soutien, l’aide et l’action de la Conscience-Force de Vérité, le chemin d’une transformation et d’une progression intégrales pour servir l’incarnation physique en constant devenir de la Personne divine dans la Matière, ici, sur cette Terre.

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C’est un renversement complet de toutes les valeurs et orientations qui ont régi les vies humaines jusqu’à présent, une réhabilitation du monde matériel comme la demeure potentielle de l’Un, du Vaste et du Vrai. Il ne s’agit plus de développer l’usage et l’utilisation de la matière aux fins de jouissances égoïstes et passagères, mais de dévoiler et de révéler sa divinité, afin que tout devienne le domaine infini de l’Un manifeste.

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C’est ainsi que ce yoga nouveau, s’il veut servir la Présence de l’Un dans tout ce qui est, ne peut cependant être pratiqué que par ceux qui ne cherchent plus rien pour eux-mêmes – ni satisfactions de créatures, ni salut spirituel – et sont prêts à tout offrir au travail de transformation nécessaire à la venue de l’espèce nouvelle, quelles que soient les difficultés.

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Alors, une ville pour les rassembler ?

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Ou bien une ville, une collectivité dédiée, où les abriter et les protéger, où les environner d’une atmosphère favorable aspirant à l’unité de tous et à l’harmonie d’une vie sociale progressive en accord avec la Nature et soucieuse d’équilibre ? Car certainement il y aurait une sorte de hiérarchie de fait, non plus selon une échelle verticale de valeur ou de statut, mais selon l’aptitude de chaque être à développer les capacités nécessaires à la transition – l’endurance, par exemple, pour subir les épreuves de la transformation – et l’organisation générale devrait évidemment pourvoir à des besoins et des expressions d’ordres différents, tout en servant des objectifs partagés.

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L’intelligence humaine est incapable de comprendre les mouvements et les procédés de la grande Shakti. La pensée humaine est inapte à saisir la simultanéité de Ses actions.

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Elle, ne cessait d’aller de l’avant, mais en même temps Elle préservait et protégeait tout ce qui s’était déjà tourné vers la Vérité. Ces trois mouvements, de progression ininterrompue, d’universalisation constante et de préservation sûre et profonde, sont inséparables et complémentaires. Mais ce n’est que par l’intervention de la Grâce que la conscience individuelle non-transformée peut avoir un réel aperçu de cette complémentarité.

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Alors que, jusqu’à ce qu’Il Se retire, en Décembre 1950, Elle pouvait être perçue comme l’exécutrice de Sa vision et de Sa volonté, il lui fallait désormais Le représenter et faire acte de Leur présence conjuguée. Depuis qu’Il était ainsi devenu invisible et inaccessible, Il œuvrait d’un temps et d’un espace contigus où Il construisait peu à peu par Sa seule présence alignée, un nouveau milieu et une nouvelle atmosphère, tandis qu’Elle, de ce côté-ci des choses, apprenait peu à peu à L’y retrouver.

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Une sorte de perméabilité se développait par l’union de Leurs deux consciences.

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Et, avec l’aide de ce renforcement subtil, Elle devenait dans Sa conscience physique de plus en plus réceptive et endurante, capable de tenir une charge de plus en plus grande. Affairée jour et nuit à Ses tâches multiples, dans Son ashram et Son école comme à distance ou sur d’autres plans d’action, toujours attentive aux besoins de chacun de ceux qui s’étaient tournés vers Eux, Elle menait Son vaisseau de conscience vers les réalisations de demain et chacun de Ses passagers s’y sentait pleinement protégé. Et, durant l’une de ces soirées où, peut-être, Elle regardait avec Ses enfants au terrain de jeux un film qu’Elle avait sélectionné, ou bien c’était au cours d’une méditation après avoir donné l’une de Ses classes, tout à coup, dans ce silence relatif, Elle passa dans la transe et Se trouva, à la fois témoin et sujet d’un Acte formidable = Elle Se tenait devant une grande porte d’or massif, et Elle sut qu’Elle devait lever le marteau d’or de Ses deux mains et frapper d’un grand coup – et une immense cascade de lumière d’or se déversa sur toute la Terre. Sans doute, du point de vue des repères, n’était-ce pas un jour ordinaire, car, comme pour signaler l’entrée d’un autre temps dans ce temps-ci, cet évènement se produisit un 29 février, de l’année bissextile 1956.

Elle sut, avec une certitude absolue, que telle chose ne s’était jamais produite auparavant.

Et ces tombereaux d’or fluide qui se répandaient dans l’atmosphère de la Terre, étaient les agents d’un nouveau renversement de conscience = nous entrions tous dans un autre hémisphère, ou plutôt, nous aurions tous

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désormais la possibilité de nous ouvrir et de nous unir à une conscience et à un état nouveaux, si différents de la vie spirituelle la plus épurée et la plus avancée – une différence analogue à celle qui existe entre l’argent et l’or. Une plénitude de vie véritable, de présence vibrante, chaleureuse, un miel de joie, une paix entière et une force sans nom : il n’y avait pas de comparaison possible, c’étaient les prémices d’un autre monde dans le monde, d’une nouvelle création ici-même.

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C’était une marée gorgée de Présence.

C’en était fini de l’idéal émacié, desséché, éthéré d’une austérité vertueuse : c’était une Vie nouvelle, infiniment riche, qui pénètrerait, inonderait, envahirait toute la conscience, même la plus physique, la plus matérielle.

Mais c’était un Etat de vérité et son pouvoir serait intolérant de tout mensonge.

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Elle n’avait aucune illusion, il faudrait beaucoup de temps et de travail pour que cela devienne perceptible aux humains et, jusque-là, ce serait engouffré par l’ignorance et l’inertie habituelles de la condition humaine.

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Et probablement y aurait-il un acharnement décuplé de mauvaise volonté et d’opposition, car qui voulait cette Vie pleine et vraie qui ne pourrait se fonder que dans l’unité des consciences ? Ainsi devrait-Elle plus que jamais S’armer de patience et de bienveillance, et Elle creuserait dans Son propre corps jusqu’à y établir le contact irrévocable pour tous, pour la Terre.

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C’était une première réponse à Leur travail, et Elle en serait le canal.

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Désormais, à la fois Elle plongerait dans le corps et Elle marcherait dans le monde. Et Elle recevrait dans Son ashram ceux que la soif de vérité et le besoin d’un Autre air et d’un Autre état aurait menés jusqu’à Elle. A certains Elle indiquerait le service qu’ils pourraient le mieux effectuer dans leur propre contrée.

A d’autres, plus rares encore, Elle dirait « vous pouvez rester ici… »

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Jusque-là, la plupart des membres de Son ashram – qui était déjà comme une petite ville dans la cité – avaient pris naissance dans l’Inde. Il lui fallait maintenant travailler sur toute la Terre et, pour cela, Elle avait besoin de représentants, âmes vivantes ayant choisi de naître en diverses contrées et cultures, qui non seulement pourraient La reconnaître, mais auraient l’aspiration et la capacité de s’ouvrir à cette nouvelle Force de Conscience. Particulièrement Elle voyait la nécessité d’une conversion au moins partielle de la mentalité et de la vitalité de l’Occident, et ainsi commença-t- Elle d’accueillir comme Ses enfants des spécimens d’humanité très différents.

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L’un des traits dominants de l’Occidental est son individualisme : l’ego se construit différemment.

L’Indien, et généralement l’Oriental, est en symbiose avec la famille et ses multiples ramifications, comme avec la communauté d’appartenance et ses nombreuses traditions, tandis que l’Occidental se situe ou cherche à se situer autant que possible en tant que personne autonome. En conséquence, la pression pour obtenir sa conversion et sa réceptivité sera différente.

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Ce fut ainsi, pour cette communauté déjà établie dans la radiance de Sa présence, une autre adaptation nécessaire.

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Son avance était irrésistible.

Chaque être qui parvenait devant Elle, Elle enveloppait et environnait de paix et d’une force de progrès infiniment compréhensive.

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Sans propagande ni rhétorique ni promesses creuses, de nouveaux centres de diffusion de Leur travail s’établissaient ici et là, dans l’Inde, puis

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en d’autres pays, partout où une ouverture, une disponibilité, une ardeur à servir et un début de compréhension se présentaient.

Les activités de l’ashram aussi s’étendaient et se diversifiaient.

Dans toutes les directions, la vie collective de l’ashram se développait : terrain de sports, courts de tennis, salles de jeux, piscine olympique, ateliers, laboratoires et fabriques et artisanats et industries, fermes et vergers et - cultures des fleurs, qui avaient une importance centrale dans l’existence quotidienne, puisqu’Elle en avait instauré un langage de la sadhana, en nommant chaque fleur par sa signification spirituelle.

Tout cela s’épanouissait sans bruit, sans clameur ni artifice.

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Et tout cela nécessitait davantage de main d’œuvre, plus que la population adulte active de l’ashram n’en pouvait fournir et plus d’employés durent être intégrés dans la vie communautaire ; à ce sujet, Elle insistait sur des relations claires et le respect mutuel, et disait Son souhait d’être bientôt en mesure de créer pour eux aussi une sorte d’enclave où il serait pourvu à tous leurs besoins. Et se posait la question d’identifier et d’acquérir un espace homogène, car ces différents foyers d’activité étaient pour la plupart disséminés dans et autour de la ville de Pondichéry et souvent distants les uns des autres.

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Elle disait que l’argent ne doit pas servir à faire de l’argent, mais doit circuler au service de la nouvelle création : et ce qu’Elle disait, Elle

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